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20/10/04

Culture et cultures, ou l’imagination du manque !

Modeste contribution à une approche occidentale plurielle de la notion de culture à travers le prisme de l’art et du spectaculaire.

Le terme de culture est polysémique d’où toute l’ambiguïté qui entoure sa définition. Il existe autant de modes de cultures que de modes de pensée. Mais selon l’approche courante, deux sens se dégagent et sont donnés au vocable « culture » : l’officiel et le conjoncturel.

Hannah Arendt comprend par « …(la) culture, l’attitude ou mieux le mode des relations prescrites par les civilisations avec les moins utiles, avec les plus mondaines des choses, les artistes. » Cette vision de la culture, si considérée hors de son champ contextuel, apparaît d’emblée comme réductrice !

Edgar Morin définit la culture comme « (le) système faisant communiquer en les dialectisant, une expérience existentielle et un savoir constitué. »

Idée sur laquelle, il est rejoint par Jean Dubuffet dans « Asphyxiante culture » quand ce dernier précise que « le mot culture est employé dans deux sens différents, s’agissant tantôt de la connaissance des œuvres du passé (…) tantôt plus généralement de l’activité de la pensée et de la création d’art » L’éclairage sur ce double sens est primordial afin d’éviter toute confusion de l’esprit. L’appropriation de bribes de la Mémoire de l’humanité, et l’activité créatrice de la pensée, sont deux approches différentes de la culture. Jean Dubuffet approfondit son analyse et désigne la culture comme « l’opium du peuple » : « La culture tend à prendre la place qui fut naguère celle de la religion. Comme celle-ci, elle a maintenant ses prêtres, ses prophètes, ses saints, ses collèges de dignitaires.

En effet, l’institutionnalisation de l’action culturelle et les projets portés par certains hommes « de la culture » - qui souvent sont aussi éloignés « de l’artiste que l’historien l’est de l’homme d’action », selon Jean Dubuffet - mène la ou les culture(s) à leur perte, en créant une inadéquation profonde entre les attentes réelles des individus et l’offre « officielle », culturelle et artistique.

À ce propos, Antonin Artaud, visionnaire du XXe siècle, avait déjà lancé son cri : « Ceci dit, on peut commencer à tirer une idée de la culture, une idée qui est d’abord une protestation. Protestation contre le rétrécissement insensé que l’on impose à l’idée de la culture en la réduisant à une sorte d’inconcevable Panthéon. Ce qui donne une idolâtrie de la culture, comme les religions idolâtres mettent des Dieux dans leur Panthéon. Protestation contre l’idée séparée que l’on se fait de la culture, comme s’il y avait la culture d’un côté et la vie de l’autre. Et comme si la vraie culture n’était pas un moyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie. » La lucidité d’Antonin Artaud ne laisse ici aucune place au doute quant au rôle prépondérant que peut occuper « la culture » dans nos vies au quotidien, et dans le développement permanent et « durable » de sociétés entières.

Serions-nous tous, porteurs de fragments, d’une même culture, résultante « additive » de toutes les cultures ? Serions-nous tous des vecteurs d’une même culture, quel que soit la ou les civilisation(s) auxquelles nous serions « conjoncturellement » rattachées ?

Antonin Artaud dans « Le Théâtre et son double » nourrit ce questionnement en dénonçant la séparation non justifiée faite entre la civilisation et la culture : « Il faut insister sur cette idée de la culture en action et qui devient en nous comme un nouvel organe, une sorte de souffle second.  Et la civilisation, c’est de la culture qu’on applique et qui régit jusqu’à nos actions les plus subtiles, l’esprit présent dans les choses : et c’est artificiellement qu’on sépare la civilisation de la culture et qu’il y a deux mots pour signifier une seule et identique action. » Et confortant sa thèse, Antonin Artaud rajoute que « …(le civilisé) est un monstre chez qui s’est développé jusqu’à l’absurde cette faculté que nous avons de tirer des pensées de nos actes, au lieu d’identifier nos actes à nos pensées. »

Au-delà du débat d’idées sur les notions de culture et de civilisation, toute société « traditionnelle » ou « moderne » entretient des rapports particuliers avec sa propre idée de la culture.

Hannah Arendt a abordé cette problématique en publiant « La crise de la culture », huit exercices de pensée politique dédiés à son maître Blücher dans lesquels elle se demande : « Comment penser dans la brèche laissée par la disparition de la tradition entre le passé et le futur.»

De manière sous-jacente se pose donc le problème de l’égalité entre les cultures. Cela fait appel aux notions de culture « dominante ou dominée », de société « civilisée ou dite primitive » -selon l’acception de Claude Lévi-Strauss, de peuple « doté ou non de morale. »

Emile Durkheim dans « Une confrontation entre bergsonisme et sociologisme « le progrès moral et la dynamique sociale » précise déjà en 1914 que : « Rien ne nous autorise à penser que les morales des peuples dits inférieurs soient inférieures aux nôtres. Je ne vois même pas comment on pourrait les comparer de manière à établir entre elles et celles qui ont suivi une sorte de hiérarchie. La vérité est qu'elles sont incomparables. Chaque type de société a sa morale propre, qui est impliquée dans la structure des sociétés correspondantes, qui est destinée à les faire vivre ; et là où une morale s'acquitte de cette fonction qui est sa raison d'être, elle est parfaite en son genre. De quel droit la mettrait-on au-dessus ou au-dessous d'une autre morale qui, tout en étant différente parce que les peuples qui la pratiquent sont eux-mêmes différents, s'acquitterait également bien de son rôle, quoique d'une autre manière ? »

A son tour, l’approche philosophique et la contribution politique de Gilles Deleuze restent tout à fait remarquables dans « Anti-Oedipe et Mille plateaux », et rejoint notre préoccupation quant au statut de l’individu en tant que vecteur « de civilisation » véhiculant « de la culture » dans une société donnée : « Qu’est-ce qui passe sur le corps d’une société ? C’est toujours des flux, et une personne c’est toujours une coupure de flux. Une personne, c’est toujours un point de départ pour une production de flux, un point d’arrivée pour une réception de flux, de flux de n’importe quelle sorte; ou bien une interception de plusieurs flux. »

Et que dire de nos sociétés modernes consuméristes ? Dans « Les chances de survie de la culture » Pierre Bourdieu précise que : « Les grandes œuvres n’ont pu naître que parce que leurs créateurs ont pris leurs distances d’avec la logique du profit. » Il pose réellement cette question centrale : « Est-il encore possible aujourd’hui, et pour combien de temps encore, de parler d’activités culturelles et de culture en général ? » Il lui semble que : « La logique de plus en plus poussée de la vitesse et du bénéfice, qui s’exprime dans la lutte pour le profit maximum en un minimum de temps – comme dans l’audimat de la télévision, les chiffres des ventes en librairie et dans la presse, et le nombre de visiteurs pour les nouveaux films – est inconciliable avec l’idée de culture. »

Pierre Bourdieu rajoute : « Réintroduire la prépondérance des « affaires » dans des univers qui ne sont nés que peu à peu et contre elles, signifie mettre en danger les plus magnifiques créations de l’humanité, l’art, la littérature, même la science. Je ne pense pas que quelqu’un puisse vraiment vouloir cela. Aussi je me suis rappelé la fameuse formule de Platon, selon laquelle personne n’est mauvais de plein gré. S’il est vrai que les puissances de la technologie, alliées aux forces de l’économie, la loi du profit et de la concurrence, menacent la culture, que peut-on faire pour contrer ce mouvement ? Que peut-on faire pour conforter ceux qui ne peuvent subsister que dans le long terme, ceux qui, comme les impressionnistes, travaillent pour un marché futur ? »

Que faire alors pour éviter « la perte » de la culture ? Et y a-t-il réellement un déficit ? Et de quelle nature et de quel ordre est-il ?

Guy Debord définit la culture comme étant « le centre de signification d’une société sans signification. Cette culture vide est au coeur d’une existence vide, et la réinvention d’une entreprise de transformation générale du monde doit aussi et d’abord être posée sur ce terrain. »

Peut-être ne peut-on comprendre, se comprendre et comprendre l’Autre, si l’on n’accède pas -selon la formule spectaculaire de Guy Debord- à «  l’imagination du manque ; c’est-à-dire à concevoir ce qui est absent, interdit, caché, et pourtant possible, dans la vie moderne. »

Bordeaux, le 20 octobre 2004.

Wahid Alexandre FAKHREDDINE
Diplômé de troisième cycle universitaire en Communication des arts et du spectacle.
Diplômé de troisième cycle universitaire en Dynamique des milieux naturels et humains.
Maître es Sciences.
Né en 1961, vit et travaille à Bordeaux comme conseil et chef de projet en communication culturelle et événementielle