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SOCIÉTÉ, INTIMES REGARDS

 


19/12/04

Richard Cerf

03 décembre 2004

CARTES

Vénérable Vieillard.

Durant une dizaine de jours, je me rendais quotidiennement et de très bonne heure sur un site où des artisans avaient mis en commun l’ensemble de leurs activités. J’y passais mes matinées à converser avec l’un ou l’autre et à photographier.

Ce matin-là avait la douceur des matins de printemps. C’était ma deuxième visite. L’endroit était moitié désert, la plupart des ateliers encore figés dans le silence de la nuit passée. La longue et maigre silhouette du secrétaire général de l’Association des artisans se dressait toute droite, au loin, et semblait m’attendre.

Le secrétaire était un homme étrange. Une inquiétude permanente planait sur lui : lorsqu’il parlait, il enfonçait un regard surnaturel droit dans le vôtre et vous pouviez voir défiler de longues années de luttes à travers le reflet de ses vastes verres de lunettes. C’était un homme expérimenté. Il avait pratiqué toute sorte de métiers et roulé sa bosse partout en Europe, en Amérique, Canada… et vécu si longtemps à Paris 16e, qu’il ne considérait jamais les choses sans une analyse des plus cartésienne. Parfois, c’était un commentaire tout à fait voltairien qui les concluait. Quand il m’aperçut, il eut un signe de tête, leva le bras et vint à ma rencontre, traînant une jambe raide.

Salutations et poignée de main d’usage.

- Ça va bien ? Secrétaire.

« Ça va bien… Ça va bien, mais, nous avons un petit problème. »

Il y avait de la gravité dans son attitude naturellement rigide.

Intrigué, je remarquai aussi le rythme des infimes bouffées aspirées par petits coups secs qui creusaient profondément ses joues à peine ridées, la cigarette parfaitement horizontale, légèrement tremblotante, cisaillée par le milieu entre ses longs doigts secs et verticaux.

« Les gens ne sont pas contents. Hier on t’a vu photographier un homme qui dort. »

- C’est un problème ?

« Vois ! Le regard inspiré, d’un geste altier, il balaya tout l’espace ; ici nous n’avons que des travailleurs et du travail parfaitement accompli, et toi, tu montres un homme qui dort. Ça ne va pas. Puis de rajouter, froidement exaspéré par mon étonnement ; vous les toubabs, vous êtes tous les mèmes. Vous ne voulez voir en nous que des fainéants et des incompétents. »

À proximité, un monumental et aveuglant portail de fer en forme de cœur se dressait en plein soleil, dans l’attente d’être peint.

« Voilà, ce qu’il faut prendre en photo ! Du beau travail comme ça. »

- Je suis d’accord, mais photographier un travailleur qui fait une pause ne signifie en rien qu’ici on ne fasse que dormir et que tous soient des paresseux.

Silencieux, il m’écoutait, mais ses yeux continuaient de parler. De part et d’autre, un mutisme demi-interrogatif allait s’épaississant. Soudain, il adopta le ton d’un pédagogue extrêmement patient, confronté à un élève bien intentionné, mais, totalement obtus : « Je vais te dire quelque chose.

Actuellement, se projettent en ville, certains films de Chine, dans lesquels, nous voyons : un vénérable vieillard faire un tout petit pfeuh ! et là-bas… son majeur fixa un point, bien au-delà des carcasses de bagnoles qui jalonnaient le chemin ; et là-bas, à l’autre bout… éteindre la flamme d’une petite bougie, placée à cinq cents mètres au moins et ensuite, faire milles pirouettes et toutes sortes d’acrobaties aériennes, de la cime d’un arbre à l’autre… et bien, les gens le croient. Temps d’arrêt, et me regardant avec un léger sourire désabusé ; les gens croient tout ce qu’on leur montre. »

J’argumentais à nouveau, en vain. Pas l’ombre d’un compromis sur son visage. Fidèle au syndicaliste qu’il fut jadis, il ne lâchait pas les intérêts des siens et restait inflexible. Le mal entendu plus que le désaccord était installé. Ne sachant comment l’atténuer et compte tenu des circonstances, je simulai une légère indignation et m’enfonçai dans une absence muette avant de déclarer :

    -  La confiance n’y est pas, rien n’est possible, je m’en vais.

Abana.

C’est alors que le président de l’Association des artisans, d’un pas empressé, nous avait rejoint. Dans la foulée et saluant tout juste le secrétaire, il me serra la main et tout en passant son bras autour de mes épaules, m’entraîna au loin. « Viens, viens, viens avec moi

On soude ma voiture. Il faut faire les photos. »

Le secrétaire resta sur place, impassible, toujours concentré sur l’affaire. Au cours des jours qui suivirent, il ne m’adressa plus la parole et ne me salua plus qu’avec une cordiale indifférence.

Le jour de mon départ, j’étalais devant tous les artisans le contenu de mon travail. Images de leurs activités, dont celle de l’homme qui dort. L’ensemble reçu une cordiale et unanime approbation. Pendant ce temps, le Secrétaire se tenait à l’écart, penché sur des écritures.

Les dernières poignées de mains s’échangeaient, lorsque je vis le secrétaire s’avancer vers moi, une enveloppe de kraft à la main. Un inhabituel et large sourire élargissait sa maigre figure.

« C’est pour toi, dit-il et me la tendant d’un geste droit ; avec tous mes compliments. »

Sur l’enveloppe, on pouvait lire, calligraphié au bic bleu : Très cher ami des artisans. À l’intérieur, se trouvait une lettre signée du président et son secrétaire général. Une lettre si émouvante que j’en garde le secret.


 



Màj : 3/10/07 14:43
 
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