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lITTÉRATURE ET POÉSIE, POLITIQUE

 


23/07/04 Philippe Courtois CARTES

Par omission

© Bernard Lhoumeau

Sur les quais les passants se ruèrent dans tous les sens. Subitement une giclée de vapeur blanche accompagnée par un cri suraigu jaillit d’un long tuyau chromé. Les grandes roues allèrent d’abord en arrière puis glissèrent aussitôt sur place deux ou trois fois, avant que le premier mouvement ne puisse se sentir. Il y eut de nouveau un cumulus blanc d’où émergea un visage avec une cicatrice partant de la tempe gauche et descendant vers la joue droite. L’homme murmurait insistant sur certains mots et Orlov perçut clairement « …on commande à tes bras, à tes jambes. On t’impose une tâche, mais nul ne s’inquiète de ce que tu penses… »
Les autres mots furent couverts par le bruit des rouages de la locomotive démarrant, dans un rugissement de vapeur blanche, et l’homme à la cicatrice s’évanouit lorsque le car allant à Augustow pila, faisant sursauter Orlov. Il passa sa main sur la buée pour décrypter le nom de l’arrêt, puis la carlingue s’ébranla légèrement. Orlov vit d’abord un enfant par terre, puis une femme de dos s’occupant à caler le deuxième sur un des sièges. Se retournant sans même voir Orlov, elle prit celui qui le regardait avec de gros yeux ronds pour le poser à côté de l’autre. Elle commença par lui enlever ses gants, anorak et bonnet, le tout avec des gestes rapides et efficaces, un peu à la manière des chirurgiens. Orlov repassait sa main sur la vitre pour agrandir la trouée qu’il avait entamée, en regardant vers le mince filet d’horizon tressé par le froid d’une aube de septembre.
Son sac sur les genoux, les mains accrochées aux anses, une dame âgée parlait en direction du chauffeur qui opinait parfois de la tête, soupirant. Entre les flots de paroles aiguës sur les magouilles des syndicats miniers où étaient ses fils, les jeunes sans avenir, elle riait.
En se retournant, Orlov aperçut tout au fond du car Mariusz, la tête basculée vers l’arrière, découvrant sa gorge où venait mourir la lumière. Orlov se souvint qu’il tenait un livre, et bien qu’il tentât d’en reprendre la lecture, ses paupières pesantes ripaient indéfectiblement, réduisant la lecture à une capture aléatoire de mots, de phrases. Ses mains le fermèrent. C’était une édition des « Principes d’une Science Nouvelle » de Giambattista Vico, ouvrage qu’il ne terminât jamais, sans cesse réouvert avec toujours cette immuable volonté d’aller jusqu’au bout. Une narcolepsie moelleuse émanait de chaque lecture comme un sommeil d’antan. Il rangea soigneusement ce compagnon dans une des poches intérieures de sa pelisse.
Mariusz redressa sa tête emmaillotée de songes. En regardant le paysage enseveli d’aube et de brouillard, il revit cette journée d’automne où le voisin avait amené son appareil photo. A la fin du repas tout le monde était descendu dans la cour de l’immeuble à Lodz, pour se faire photographier. L’air était doux, saturé de paroles et de rires. Les regards avaient les ailes que donne la vodka. Calé entre ses parents, il ne s’était pas rendu compte du moment où la photo avait été prise, si ce n’est à la chaleur des jambes de sa mère. Il avait gardé longtemps cette image où tout juste embué de ses sept ans, son regard scrutait vers la gauche. Puis de nouveau, il y eut la lenteur de ces après-midi où sa mère s’étiolait dans l’enfermement et son père dans l’absence. Dans ces instants il descendait dans la petite cour où il avait inventé un jeu, étiré de plus en plus ses escapades, jusqu’au jour où il ne revint plus. L’autre jour il reçut une lettre de son père qu’il n’avait pas revu depuis, qui lui annonçait qu’il était malade et qu'il voulait lui parler.
Le car stoppa au port de plaisance d'Augustow. Orlov serra la main du chauffeur avant de descendre tout en aidant la vieille dame. Mariusz descendit les marches à son tour et s’immobilisa, alors que les deux soufflets de la porte se replièrent. Tandis que la vieille dame continuait à le remercier, Orlov s’engagea vers le port où il avait rendez-vous avec son fils.
Orlov s’accota au parapet du port et regarda le lac, épais et bronze. Mariusz arriva et se posta à quelques mètres de lui. Orlov se retourna et le fixa de ses prunelles vertes.
Pourquoi tu t’es mis au fond du car ?
On s’est donné rendez-vous ici.
Orlov lui proposa de faire quelques pas en longeant les quais.
T’as pas changé ! enfin, si, t’es un homme…
Mariusz s’alluma une cigarette, surpris d’être un peu moins tendu qu’il ne pensait l’être ; mais il savait bien que l’écho de cette rencontre ne s’évanouirait pas tout de suite.
T’es malade ?
Un peu fragile.
Tu ne pourras jamais dire…
Je ne suis pas là pour te parler de ma santé. Je pense que tu n’en as rien à foutre. Il s’agit d’autre chose.
Le ciel semblait se dégager et passer du gris au cobalt. Alors qu’ils marchaient entre des murs de brique rouge, Mariusz regarda la buée sortir des narines et de la bouche de cet homme. Orlov repensait à son enrôlement par le SB, le service polonais de sécurité et de renseignement. Il jeta un œil à son fils avant de se passer les mains sur le visage.
J’aime cette odeur d’aube pas toi, ça me rappelle quand j’allais travailler.
Cette évocation plongea Mariusz parmi les confins migraineux de l’époque du cliché, avec l’odeur de ces matins où résonnaient les raclements des pas de son père dans la cuisine. Juste après le claquement de la porte d’entrée, il allait dans la salle à manger, pour se mettre à la fenêtre et voir sa silhouette s’éloigner parmi les constructions rétractées, dans ce paysage renfrogné et dense, parfois généreux et inhabile. Il restait dans cette pièce à attendre une quelconque sagesse, tout en pressentant que sa vie s’évanouissait comme une ampoule s’éteint. Puis vinrent les errances à suivre une voie ferrée sous le soleil, le bas du pantalon rasant les herbes jaunies, les paroles sans volonté ni contenu, et la fuite parmi les furies du reniement de cet homme, à mesure que la violence s’était installée en lui, graissant sa vie comme un éclat de rire bref et puissant.
En regardant Mariusz, Orlov tenta de dissimuler cette brûlure qui avait roussi toutes les années où il avait ruminé tout ce qu’il n’avait jamais pu lui exprimer.
J’ai été arrêté par les forces de sécurité et mis en détention préventive quelques heures avant que la loi Martiale en 81 ne soit proclamée. Là, des types du SB sont venus me chercher. Ils m’ont emmené dans un pavillon dans la région de Lodz. Sur le perron un type costaud m’a accompagné jusqu’à une pièce dont les volets étaient clos. En face de moi il y avait deux types. Ils m’ont dit que si je leur donnais deux ou trois renseignements, ils oublieraient l’histoire. Voilà.
Comment tu as pu faire…
J’avais pas le choix. Tu ne peux pas comprendre. Bref, petit à petit, les renseignements devenaient de plus en plus importants. Je devais faire un rapport toutes les semaines.
Pourquoi m’en parler ?
Pour que quelqu’un sache.
C’est moi ce « quelqu’un ». Tu le fais pour toi, comme tu as toujours fait.
Tu n’as pas à me juger. Si tu n’étais pas parti ta mère.
Orlov s’interrompit, et tenta de retrouver son calme.
Elle serait encore là, c’est ça.
On ne peut pas parler avec toi. Ecoute-moi. Tu vois cette clé. C’est la clé d’un coffre à Lublin. Dans ce coffre il y a des copies des rapports que je devais rendre, plus des documents que j’ai accumulés. L’homme ne peut pas s’empêcher de faire des rapports, de laisser des traces, d’écrire des notes. Les rendez-vous de Jaruzelski dans un train à la frontière ukrainienne, qui contrairement à ce que l’on croit, était mort de peur, les réseaux d’informateurs mis en place au sein de Solidarnosc, dirigeants compris.
En le toisant, Mariusz pressentit le glacis d’une tension, encore trop nébuleuse pour qu’il puisse la nommer. Orlov reprit.
Des histoires comme ça, il en existe des tas, nous sommes nombreux à les avoir vécues. Evidemment personne n’en a parlé. J’aurais tant aimé pouvoir t’en parler plus tôt.
J’aurais surtout aimé que tu me parles, tout simplement.
Après l’arrestation, quand je suis revenu à l’appartement ta mère a voulu savoir ce qu’il s’était passé, mais je n’ai rien pu dire. J’ai bu.
Après une pause.
Tu sais, j’ai l’impression parfois que c’est cette frontière Est Ouest qui a déteint sur nous.
Connerie. Tu pouvais refuser. Tu pouvais partir.
Ce n’est pas moi qui craignais le plus. Ils avaient bien arrêté plusieurs fois les femmes des dirigeants de Solidarnosc.
Tu aurais pu essayer de nous cacher.
Prends cette clé. Je te le demande.
Tu voudrais que je continue… ton « œuvre ». Que je livre ces documents précieux à un journal. Foutaise. Mon histoire, tu t’en es préoccupé ?
Comment peux-tu dire ça ? j’ai fait ça pour toi.
T’es un sauveur. Mais désolé, ce n’est plus mon histoire. C’est ton histoire, démerde-toi avec.
Dans un cri Orlov agrippa Mariusz par le col. Mariusz, qui n’arrivait pas à desserrer l’étreinte, lui donna un coup de tête. Orlov recula en se tenant le nez. Il s’assit sur un banc tout en sortant un mouchoir. Mariusz voulut s’approcher, mais Orlov le lui interdit, jurant en russe.
Je me demande ce que je suis venu faire ici. Je pensais trouver un adulte. Il ne s’agit pas de ta petite personne. Je n’ai peut-être pas été brillant mais j’ai au moins fait ce travail, ces copies.
Orlov se leva et posa la clé à terre.
Tiens, tu fais comme tu veux. Je ne te comprends pas.
Alors qu’Orlov avait déjà parcouru une dizaine de mètres, Mariusz ramassa la clé et la lui jeta. Elle tomba au pieds d’Orlov.
Garde ta clé ! Je ne veux pas de ton histoire, ce n’est plus la mienne depuis longtemps.
Pourquoi es-tu venu ?
Mariusz allait répondre mais il se retint. Orlov se retourna et continua son chemin.
Mariusz contempla le lac d’un bleu cobalt en marchant. Evidé, il s’allongea sur un banc. Son corps retrouvait une certaine pesanteur, une indolence sereine. Il se plongea dans les nœuds des nuages opaques, et voyagea parmi les étendues claustrales de son enfance, avec l’impression d’avoir vécu par omission. Il comprit qu’il avait eu besoin de le voir une dernière fois pour éprouver les aveuglantes approximations auxquelles il s’était suspendu pendant longtemps, qu’il n’était plus ce dormeur effaré, qu’il venait de briser cette torpeur d’argile.




Màj : 3/10/07 14:43
 
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