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LITTÉRATURE ET POÉSIE

 


23/09/04

Philippe Courtois

21/06/2000

CARTES

La Jetée


Photo © Bernard Lhoumeau

En me dégageant lentement, je restai un temps sur le dos ne gardant de notre étreinte que des tavelures de sueur. Caressant la chute de tes reins, ta nuque où je laissais ma main pesée sur ta peau douce, je contemplai ton corps où venaient mourir des rais d’aube. Je me levai et m’habillai démêlant nos vêtements, scrutant par la fenêtre l’horizon. Avant de refermer la porte doucement et de descendre l’escalier de l’hôtel, je regardai Dora sommeiller. Du seuil, en fumant je m’aperçus qu’il n’y avait absolument pas de vent. Depuis très longtemps j’avais en moi sans avoir vraiment de raison, comme un dépôt de brouillard m’étiolant. Je suivis les reflets des maisons dans les flaques d’eau jusqu’au port, où les bateaux de pêche commencèrent à s’éloigner. Les docks étaient hérissés de grues dont quelques-unes s’ébrouaient plongeant leurs becs pointus dans le ventre d’un navire. Il y avait un cargo en provenance d’Istanbul avec des silhouettes discutant sur le pont dont je pus voir le bout rougeoyant des cigarettes. Passant sous une grue, un homme assez fort portant une chemise élimée, et une fine moustache grisonnante, s’approcha de moi pour me demander une cigarette. En marchant vers la proue du cargo nous échangions des buissons de paroles furtives, sur Istanbul et le quartier d’Eminönü où j’avais vécu. En revenant je lui serrai la main pour m’engouffrer parmi les rues d’un quartier que la ville avait choisi de démolir, l’ayant jugé insalubre. Je songeai au premier temps de notre rencontre, à la plage où Dora voulait absolument m’apprendre à nager. Je longeai des lambeaux de murs décorés de mosaïques et cette voûte si singulière n’étant que les restes poussiéreux d’un hammam, montrant encore les cernes de faïences brisées des bassins et des douches. La ville gardait entre ces murs la clameur bruyante et tendue comme le tendon d’une nuit se parcheminant. Parfois je jetai une œillade aux vitrines pour entr’apercevoir ma silhouette moyenne, nonchalante. J’allai dans un café où il y avait un joueur d’ud, chez Malek, donnant sur une petite place où des arbres tentaient vainement de hisser leurs branches sombres aux feuilles jaunes et sèches au-delà du troisième étage. Du fond de la salle enfumée j’entendis les narguilés couverts par des paroles laminées, des exaltations, des blagues. Lentement la musique de l’ud longea les murs suintant de brouhaha. Parfois le musicien fredonnait pour accompagner sa mélodie ondulante, suave et sèche. Une langueur l’envahissait indissoluble comme un lézard se faufilant parmi les interstices d’un mur. Alors que les notes scandées se répandaient telle une fumée, surgissant de la touffeur une main vint se poser sur mon épaule. Cet homme, à la maigreur enchâssant son visage, se faisait appeler Jabra. Comme issu d’hallucinations n’ayant plus d’appartenances à un temps précis, Jabra amorçait toujours son conte par, « Je m’étais laissé enfermer dans cette cale pour fuir », tout en me saluant plusieurs fois. Il parlait du moteur assourdissant, de la nuit de cambouis et des relents de fumée noire. Se mettant debout, il évoquait un village qui fut rasé non loin de Haïfa, étirant sa bouche jusqu’à la grimace d’où une haleine éraillée s’échappait, en disant qu’avec Eux c’était comme de l’huile, qu’ils s’infiltraient partout. Sur le chant onctueux de l’ud un homme gros de ventre s’était levé. Ses mains usèrent l’air d’arabesques ampoulées. Il évolua de table en table en bougeant son bassin et ses hanches, tandis que ses pieds frottèrent le sol. Puis il laissa ses gestes se faner, comme suspendus, avant de reprendre son improvisation. Je voguai vers une rive lointaine, pensant à Dora courbée sur sa machine à coudre, d’où elle me souriait reposant son ouvrage, avant de se pencher aussitôt vers l’écureuil noir plâtrant la pièce d’un ronflement mécanique. D’un coup Jabra se dressa sortant de son murmure peuplé de camps de toiles et de poussière, d’amis et de ses fils morts, pour s’affaler du haut de son ivresse, comme tous les soirs, se cognant la tête sur la table, les bras ballants, le front sur les genoux. Le corps du danseur épais semblait entouré d’un voile ouaté de temps à autre percé par un rai de lumière. Le luth s’évanouissant jusqu’au silence, il continua seul accompagné par des applaudissements, des moqueries, des blagues, des battements de palmées et le gargouillis des narghilés. La mélodie reprenait par saccades ces impressions lentes et alanguies, alors que le danseur tomba mouillé de sueur. Je m’éveillai sous le coup d’une impulsion motrice, en nage. Tout en percevant au loin les rutilances de l’ud je me dirigeai vers les hangars, rongé par un vertige comme un songe d’où sortirait le ciment d’un sommeil apaisant. Au bout d’une jetée, je restais assis un moment, puis commençai à me déshabiller, pliant soigneusement mes vêtements. Machinalement je regardai ma montre, comme s’il s’agissait d’un rendez-vous, et ferma les yeux, emprunt d’un sentiment de sérénité sans ombre aucune, les sens attisés par l’iode, le sel et la furie douce du port, s’immisçant parmi les rues encore assoupies de la ville.


Photo © Bernard Lhoumeau

 

 


 



Màj : 3/10/07 17:18
 
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