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HISTOIRE, SOCIÉTÉ

 


11/10/04 Pancho Moya
28/09/04
CARTES

« Il y a 400 chiliens à Bordeaux et il y a 400 visions du Chili. »

« Ce qui va suivre représente ma vision personnelle du Chili, elle n’engage que moi… »

C’est ainsi que débutait le témoignage qui va suivre. Il nous a été partagé au cours d’une réunion qui s’est déroulée, à Bordeaux, le 28 septembre 2004, durant la semaine d’information sur les cultures du Chili, organisée par le Musée d’Aquitaine dans le cadre de la manifestation Bordeaux-Accueil.

Il a paru à l’équipe de rédaction d’INTURA que ce récit de vie d’un exilé chilien avait sa place sur le site. Nous nous devions de garder et de partager la mémoire des heures sombres d’un pays et d’une partie de sa jeunesse anéantie par un cynisme et des exactions dont nous allions découvrir et mesurer l’ampleur, encore, pendant bien des années.

Au travers de ce récit singulier, nous avons entendu les voix universelles de ceux qui partent, qui quittent physiquement leurs rivages pour devenir étrangers.

Ils deviennent ceux qui flottent entre deux espaces, deux modèles, deux cultures, ceux qui doivent se reconstruire et réinventer une vie qui n’est plus tout à fait la même, ni tout à fait une autre.

Nous n’avons rien enlevé, rien corrigé des propos tenus ce soir-là. Nous avons simplement gommé quelques noms propres, des noms de lieux, car bien des années après ces évènements, le simple fait de témoigner peut encore entraîner des conséquences fâcheuses pour ceux qui disent leurs engagements politiques et humains.

Les « … » marquent les traces visibles d’émotions contenues, suspendues…


Récit

« Il y a 400 chiliens à Bordeaux et il y a 400 visions du Chili. »

Pour nous il n’y a pas de pays plus beau que le Chili. Nous ne sommes pas un peuple nationaliste, nous sommes un peuple chauvin. Nous sommes un peuple chauvin car pour nous, il n’y a pas un pays plus beau que celui-là. Quand nous commençons à parler du Chili entre Chiliens, ici, ce sont les images de la Cordillère des Andes toute blanche de neige, l’océan Pacifique - pas toujours pacifique - qui nous arrivent, les fruits énormes et pleins de saveurs. Cela fait partie des regrets que nous avons chaque fois que nous parlons du pays, en France. Nous avons le souvenir, des souvenirs qui resteront toujours dans notre mémoire. Pour ceux qui ont fait de la psychologie, on dit qu’en vieillissant on garde toujours en mémoire les images de son enfance et moi je garde en mémoire les images de ces paysages magnifiques. Ces images fugaces reviennent à n’importe quel moment de chaque jour.

Ce sont les tourbillons de l’histoire qui nous ont fait venir ici. Qu’est ce qui s’est passé pour que nous soyons là ? On ne peut pas parler des Chiliens en Gironde sans parler de ceux qui sont arrivés avant le coup d’état. Ce sont souvent des Chiliens d’origines françaises qui sont revenus en France. En consultant quelques ouvrages sur l’immigration au Chili, je me suis rendu compte que la plus forte immigration française au Chili venait d’Aquitaine. Les liens existent depuis longtemps.

Sur ce thème, il faut savoir que j’accorde une grande importance au droit du sol. Le droit du sang, je m’en fiche un peu. On revient toujours à l’endroit où l’on est né. Au Chili, il y a quelque chose de fort. Celui qui naît au Chili est chilien. Si l’on est né de parents non Chiliens au Chili, quelques mois après la naissance on peut demander la nationalité chilienne. Même Pinochet n’a pas changé cela !

Je dirais que tout allait bien au Chili jusqu’en 1973. Les années comprises entre 1970 et 1973 furent nos plus belles années. Quand je dis cela, j’ai toujours peur de faire du mal à quelqu’un que j’aime. Quand je dis que c’étaient les plus belles années de notre vie cela ne veut pas forcément dire que c’étaient les plus heureuses. Nous avons beaucoup donné, nous pensions que nous allions changer le monde. C’était une expérience unique, nous allions construire le socialisme à la chilienne. Nous parlions du socialisme au Chili comme d’un socialisme avec empanadas y vino tinto, cela voulait dire que nous ne le comparions à aucun autre socialisme dans le monde. C’était un socialisme que nous avions conçu pour nous et non pas pour l’exporter.

Tout allait bien jusqu’à ce jour où tout a changé.
(NDLR : le 11 septembre 1973, jour du coup d’état)

Pour certains, ce fut l’arrestation immédiate. Dans mon cas, c’est le 11 septembre au soir que j’ai été arrêté. Pour d’autres, l’arrestation viendra plus tard. Certains se sont réfugiés dans des ambassades pour sortir du pays. D’autres encore ont fuit en Argentine. Mais pour tous, ce fut quelque chose de très difficile à vivre. Nous n’imaginions pas que cela pouvait arriver. Quand on écoute des témoignages de tragédies qui se déroulent ailleurs dans le monde, on dit souvent que l’on n'imagine pas ce que l’homme est capable de faire. Pourtant, nous sommes capables de faire cela. Oui, nous sommes capables de torturer !

Pour nous c’est important de dire cela. Si nous sommes 400 chiliens ici, si nous ne sommes peut-être pas tous arrivés dans les mêmes conditions, c’est bien, malgré tout, la conséquence de ce qui s’est passé. Ce sont les effets collatéraux. Ceux qui partent sont ceux qui ne peuvent plus continuer à vivre à cause de la dictature. Il n’était plus possible de vivre au Chili. Certains sont partis en Argentine en pensant qu’ils allaient attendre quelques mois, voire deux ou trois années avant de revenir au Chili. Mais que s’est-il passé en avril 75 ? Un coup d’état en Argentine. Deux coups d’état à quelques mois d’intervalle. À nouveau la police dans les familles, à nouveau les persécutions et l’exil. Donc nous n’avions pas le choix. Ou l’exil ou le sort que nous réservait les dictatures argentine et chilienne « … ». Si nous regardons ce que fut la dictature en Argentine, nous au Chili avec nos 3 500 disparus ce n’était « rien » si nous le comparons à ce qui s’est passé en Argentine, 35 000 disparus argentins « … ». Chaque pays a ses tragédies « … » !

Ceux qui ont quitté le pays, c’est parce qu’on ne leur a pas laissé le choix ! C’est ainsi que nous sommes arrivés à Bordeaux à partir de 1975. Au Chili, le Haut Commissariat pour les Réfugiés et la Croix Rouge établirent des listes de personnes auxquelles les pays européens avaient donné un visa. Certains pour l’Angleterre, d’autres pour la France, certains pour l’Autriche, d’autres pour l’Italie. Tous les gouvernements du monde pratiquement se sont émus de cette situation Chilienne non pas peut-être parce qu’elle était plus dramatique, plus violente qu’ailleurs, mais parce que c’était une expérience unique. Cette expérience n’était pas le fruit du sang, d’une guérilla, de violences, mais c’était une voie originale. C’était peut-être plus dangereux, car c’était le fruit du choix d’un peuple, un choix démocratique, le choix des urnes.

Partir ou pas : est-ce qu’on a le choix ?

Et pourtant, il fallait bien choisir. Dans mon cas, j’avais deux possibilités : un visa pour l’Angleterre, un visa pour la France. Si je choisissais l’Angleterre, c’était deux mois d’attente supplémentaire et je n’étais pas sûr d’arriver vivant à la date donnée par l’ambassade britannique. Deux mois plus tard cela pouvait être trop tard ! C’était l’époque des disparitions. On faisait disparaître ceux qui étaient arrêtés ou des opposants qui n’étaient pas encore arrêtés. Il y avait beaucoup de dénonciations. Donc après avoir été arrêté, j’ai dû choisir un pays. J’ai choisi la France et 30 ans après je suis encore en France. Voilà, nous avons choisi à un moment donné parce que nous étions pressés par l’histoire. Il fallait sauver sa peau.

C’est tout de même un peu l’inconnu quand on part comme cela !

Comme les esclaves qui sont partis vers l’Amérique avec un billet aller mais sans retour, beaucoup de Chiliens sont partis avec un passeport marqué d’un L et le L voulait dire qu’ils ne pouvaient pas revenir au Chili. D’autres qui n’avaient pas cette lettre en partant, au moment où ils devaient renouveler leurs passeports se retrouvaient avec ce L. Il leur était donc interdit de revenir au pays. Tout cela jusqu’en 1987. À partir de cette situation, beaucoup de choses ont changé sur le plan personnel pour nous. On nous a dit du jour au lendemain, vous pouvez aller partout dans le monde sauf au Chili, mais c’était dans notre pays que nous voulions aller et c’était le seul pays qui nous était interdit. Nous ne voulions pas faire le tour du monde. Vous voyez, c’était une situation difficile à gérer, mais il a fallu s’habituer et continuer à vivre. Vivre, c’était la décision la plus capitale à prendre.

Après 15 ans de démocratie, il y a encore 800 000 chiliens dispersés à travers le monde. Cela veut dire qu’il n’y a même pas 200 000 chiliens qui sont rentrés au pays. Nous les Chiliens de l’extérieur, nous sommes devenus la 14e région du Chili qui en compte 13. Nous ne savons pas où nous situer. Nous ne votons pas. Nous ne décidons de rien, mais lors de notre fête nationale le 18 septembre dernier par exemple, on nous a fait parvenir un message de notre Président Lagos pour nous souhaiter de bonnes fêtes.

Où et quand sommes-nous arrivés ?

Nous sommes arrivés, à partir de 1975, grâce à la solidarité autour d’une association qui s’appelait France Terre d’Asile. On trouvait à l’intérieur des protestants, des catholiques, des militants politiques. Cette association n’a pas été créée pour accueillir seulement les Chiliens réfugiés politiques, elle avait déjà reçu des réfugiés vietnamiens. Pour certains qui sortaient de situations très critiques, c’était un soulagement d’arriver à Paris pour une ou deux nuits avant de partir vers les endroits où nous allions vivre. Il y avait des centres d’accueil un peu partout en France, dans le Nord à Lille, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux mais aussi à Poitiers. Beaucoup d’associations se sont créées pour accueillir les Chiliens, elles se sont mobilisées pour nous trouver des lieux d’accueil qui n’existaient pas vraiment sauf ceux qui avaient accueillis avant nous les Vietnamiens. C’est ce qui s’est passé pour nous quand nous sommes arrivés, les Vietnamiens partaient « ... ». Un drame en remplace un autre !.

Et là, il a fallu se reconstruire. Parler avec des Chiliens. Nous venions tous de ville différente, de partout au Chili. La seule chose qui nous unissait c’était le souvenir du Chili. Nous raconter, comment étions-nous arrivés ? Essayer de recevoir et de créer un peu de chaleur humaine et de rigoler. Nous ne sommes pas les seuls, mais nous, Chiliens nous aimons bien rigoler de nous-mêmes. Nous avons un humour noir et nous rigolons de notre tragédie. Nous nous racontions les séances de torture et nous rigolions. Nous donnions un surnom aux situations qui s’étaient passées « … ». Il est vrai que les Français qui comprenaient l’espagnol et qui nous écoutaient raconter les tortures ne comprenaient pas pourquoi nous rigolions. Pour nous, c’était une sorte de thérapie. Cela voulait dire que nous nous en étions sortis. C’est plus tard que cela devient terrible. À l’époque où nous sommes arrivés, la torture était encore trop proche mais quand nous avons réfléchi « … ». Dix ans plus tard, c’était plus douloureux que deux années après les faits « … ».

Nous, les migrants qui nous sommes retrouvés à Bordeaux, nous avions été arrêtés dans plusieurs villes du Chili. On nous a promenés d’un camp à l’autre. On nous a emmenés dans plusieurs endroits différents. Dans tous ces déménagements certains d’entre-nous pouvaient disparaître, donc les familles suivaient, il ne fallait pas perdre la trace de ceux qui étaient arrêtés. Nous nous racontions tout cela. Nous nous réunissions autour d’un petit feu, le samedi soir, nous achetions un peu de vin, nous buvions, nous faisions une tortilla de « rescoldo » c’est une sorte de pain que nous faisions cuire au milieu des braises. Nous la sortions et nous grattions ce qui était cramé pour laisser seulement la pâte bien cuite. Cela nous permettait de nous rapprocher du Chili. Nous nous parlions de chacune de nos villes d’origine.

Au travers de ces conversations, nous nous intégrions aussi avec les Français par le biais de notre langue. Nous, nous n’avions pas appris le français. Nous publiions un bulletin pour communiquer ce que nous vivions, en espagnol. C’est intéressant car nous n’étions pas paniqués par le Français. La personne qui a été désignée pour les cours de français nous a donné quelques notions, un français rudimentaire, apprendre à dire deux ou trois phrases car certains ne parlaient pas du tout cette langue loin de là. Moi-même, par exemple, je ne le parlais pas. J’ai appris un peu avec cette personne, ensuite je suis parti à la fac et j’ai demandé à continuer mes études. Nous nous retrouvions vite dans des activités qui nous portaient en avant. Il a fallu faire un choix : les études ou le travail. 

De la même façon, quand nous avons été arrêtés, il fallait trouver des activités pour nous en sortir. Nous avons chanté. Nous avons chanté notre douleur. Nous avons créé un groupe, puis deux, puis trois. Nous avons chanté, nous avons dansé. C’est comme cela que nous nous en sommes sortis. J’ai été arrêté et envoyé dans le Nord en plein désert, nous avons créé une chorale d’hommes que j’ai dirigée. Dans le camp de concentration, il y avait un aumônier qui venait nous voir. Un jour, nous lui avons demandé de nous apporter un magnétophone et une cassette vierge. Nous avons donné un concert et nous l’avons enregistré. Cette cassette, je la garde encore, c’est mon petit trésor. Nous avons créé deux groupes de théâtre. Nous avons fait les comiques. Chaque vendredi soir, nous faisions un show, tellement célèbre que tous les jeunes soldats appelés qui nous gardaient voulaient venir dans notre camp car tous ces vendredis-là pendant une heure et demi, il y avait de la musique, de l’humour, du jazz, du chant chorale et du théâtre. Quand nous le racontons cela parait incroyable ! Mais c’était pour cacher notre douleur « … », pour ne pas nous laisser anéantir.

Ici en France, ce n’était pas pareil mais, nous avons décidé de ne pas pleurer. Nous avons parlé, nous avons décidé de chanter, nous nous sommes libérés. Nous ne nous sommes pas battus pour la solidarité. Nous avons créé une sorte de complicité comparable à celle que l’on a quand on se réunit entre amis.

Nous nous sommes dit que finalement la société française ne nous était pas tellement étrangère. Nous étions plus pauvres mais nous aspirions à la même chose que les Français. Nous aspirions à avoir un travail, à élever les enfants, avoir un appartement et si possible une petite voiture pour être plus confortable. Chez nous, c’était plus difficile. Ici cela nous paraissait plus facile. Un ami chilien qui vit ici à Bordeaux m’a dit : « tu vois finalement, notre socialisme c’était ça, un emploi, la possibilité d’élever nos enfants, d’avoir un appartement et une petite voiture. Nous ne voulions pas transformer l’Amérique Latine ».

C’est sans doute ce qui nous a motivés. Nous n’avions rien à perdre !

Dans le foyer où nous étions, il n’y avait pas de différence. Nous étions entre Chiliens. Parmi nous, il y avait des ouvriers, des professeurs, des universitaires, des ingénieurs mais d’un point de vue général, il n’y avait pas de différence. Nous étions avant tout des Chiliens. Nous étions avant tout des exilés. Nous avions un seul objectif : nous en sortir. Parmi nous, il y avait une personne qui vit maintenant au Canada. À l’époque, il avait trouvé un travail au bowling de Mérignac. Il faisait le ménage. Un soir, il nous a dit : « Je vais vous raconter quelque chose. Ici en France, même les éboueurs parlent français ! » Oui, pour nous, parler une autre langue c’était avant tout signifier une certaine appartenance sociale ! Une autre personne, la première qui avait trouvé un travail avait fait ses comptes. À l’époque, le SMIC était à 1 000 francs et le litre de vin coûtait 1 franc. Il avait calculé qu’il pouvait s’acheter 1 000 bouteilles de vin. Pour nous, ce calcul nous permettait de nous situer dans une autre dimension. Avoir de l’argent pour acheter 1 000 bouteilles de vin ! Cela nous faisait rêver ! Ces comparaisons nous permettaient de nous situer dans la vie française.

Voilà comment nous avons commencé à nous habituer à la vie en France.

Nous avons commencé à fréquenter des amis français, à jouer au football. Très vite a germé l’idée de créer un club sportif qui existe encore. Il s’appelle « le condor sud-américain ». C’est curieux car là-bas, on l’aurait appelé le condor chilien et ici on l’a appelé sud-américain ! Il y avait sans doute l’envie de vouloir représenter plus que le Chili, toute l’Amérique Latine car, rappelez-vous qu’à l’époque des dictatures existaient en Uruguay, au Chili, en Argentine, au Paraguay et en Bolivie. Tous les pays d’Amérique latine étaient pratiquement sous dictature militaire. Ce n’est qu’en 1983 que le retour à la normale commençait à se dessiner en Argentine.

Nous avions choisi de nous en sortir. La sortie intéressante ce ferait pour nous soit par le travail soit par les études. Pour la plupart des Chiliens, quelque soit leur statut social, il existe une sorte de maxime qui dit : « autre pays, autre vie ». Cette maxime est aussi forte que « pauvre mais honnête » ou « pauvre mais propre ». Ce n’est pas parce qu’on est pauvre que l’on doit être sale, ni parce qu’on est pauvre que l’on doit être malhonnête. Si l’on prolonge cette idée, nous pensions : « Si je ne peux pas étudier, je dois travailler ou si je ne peux pas travailler, je dois étudier ». C’était une manière de retrouver notre dignité. Ce fut la première bataille de l’exil.

La deuxième difficulté, pour beaucoup de chiliens arrivés en France, c’était de faire venir les familles. Nous pouvons dire que pour ceux qui nous ont rejoints, cela compte également dans les effets collatéraux de la dictature. Ceux qui ont eu la possibilité de sortir sont partis.

À l’époque nous étions 10 millions d’habitants au Chili et 1 million de personnes est parti. 10 % de la population a décidé de partir du Chili, c’est considérable ! On dit qu’il y a toujours 1 chilien quelque part mais il y a des pays où il y en a beaucoup. En Suède par exemple, il doit y en avoir 20 000 environ. Ils sont restés là-bas. Qu’y a t il de commun entre la Suède et le Chili ? Ils sont restés là-bas car ils y ont fait leur vie.

Les années passent malgré vous ! Retourner au Chili ce n’est pas si facile.

À partir du mois de juin 1987 nous avons eu, pour certains, la possibilité de rentrer au Chili. La porte s’est ouverte. Pratiquement tout le monde aurait pu rentrer, sauf 1 000 personnes environ qui restèrent interdites on ne sait pas sur quels critères. Mais il était trop tard ! Pour la plupart d’entre-nous, c’était trop tard. Dix ans dans une vie, ce n’est pas une parenthèse. C’est une vie. Un enfant arrivé à cinq ans en France en avait quinze à ce moment-là. Ceux qui étaient partis à dix ans en avaient vingt. Ceux qui avaient quitté l’école au Chili entraient pratiquement à l’université. Ils avaient grandi et étudié en France.

Quelques personnes sont rentrées avec des fortunes diverses. Certains sont partis et revenus car ils se sont sentis comme des étrangers dans leur patrie. Nous nous sentions et on nous faisait sentir comme étant « ceux qui viennent d’ailleurs ». Des enfants sont rentrés, ils ont fréquenté l’Alliance Française car c’était ce qu’il y avait de plus facile, on les appelait les « retornados ». Rien que par cette dénomination, ils n’étaient pas comme les autres élèves. Pour ceux qui retrouvaient du travail, on ne peut pas dire qu’ils étaient discriminés mais ce n’était pas pareil nous n’étions plus des natifs. Tout le monde nous recevait bien mais à chaque moment on nous rappelait que nous étions partis puis revenus. Nous devions toujours expliquer, répondre à des questions comme : « C’est comment la France ? et Paris ? et Lyon ? et Marseille ? et Bordeaux…

Nous sommes obligés constamment de nous rappeler cette vie à l’extérieur!

À Bordeaux, notre activité politique a duré longtemps. Il y avait au moins deux organisations avec lesquelles nous avons fait un certain nombre de choses : des soirées de solidarité, des concerts, des collectes d’argent que l’on envoyait au Chili pour aider la résistance à la dictature, écrire pour garder une mémoire, sachant que la mémoire humaine est fragile. Mais dès le début, nous nous sommes donnés comme slogan : « ne pas oublier ». Ne pas oublier pourquoi nous étions en France, donc nous avons beaucoup développé le travail de mémoire. Au moment de l’arrestation de Pinochet nous nous sommes rassemblés à nouveau et nous avons constitué un collectif où nous avons invité nos amis français. Quand nous avons vu qu’il ne serait pas jugé nous avons dissous ce collectif car il ne correspondait plus à ce que nous voulions faire. Mais aujourd’hui au Chili, on a recommencé à interroger Pinochet, pas plus tard que mardi dernier. Peut-être va-t-il retourner voir le médecin, se faire examiner pour que cela n’aille pas plus loin ! Mais nous savons que l’air chilien est bon, nous avons vu cela à la télévision quand il est arrivé à l’aéroport de Santiago ! « … ». Il finira peut-être par nous expliquer!

Comment nous reconnaître à Bordeaux ?

Impossible de nous reconnaître. Certains parmi nous sont universitaires, d’autres chauffeurs, d’autres travaillent dans le social, dans l’animation, dans le journalisme, etc. Les parcours sont très divers. Pour reconnaître un Chilien, il faut probablement être chilien soi-même !

Où habitent les chiliens ? Depuis le début dans les communes de la banlieue de Bordeaux, celles qui nous ont offert des appartements rapidement après notre arrivée. Aujourd’hui, il y a aussi des Chiliens qui habitent Bordeaux.

Les enfants ont grandi. Ils sont dans d’autres circuits qui ne sont pas forcément en liaison avec le Chili. Nous avons du mal à les faire venir quand nous parlons du Chili. Nous sommes des vieux qui parlons toujours des mêmes choses. Nous avons donc un double combat : un combat pour dire à la population française ne nous oublier pas, nous ne vous oublierons pas, nous allons continuer jusqu’à notre mort. Nos enfants que nous avons éduqués ont appris la langue d’ici, pour beaucoup ils ne parlent plus la langue Espagnole ou très mal. D’ailleurs nous ne parlons pas le Castillan mais l’Espagnol du Chili.

Si vous allez du côté de Saige-Formanoir à Pessac, (banlieue de Bordeaux), vous trouverez une fresque murale réalisée par nous en 1983. C’était au moment des grandes manifestations au Chili. Nous avons voulu faire quelque chose d’exceptionnel. Nous avions une grande tradition des fresques murales. Nous avons voulu laisser une trace en France.

Au Chili, les forces qui appuyaient Allende n’avaient pas d’argent pour acheter de la publicité dans les médias donc nous avons décidé de peindre tous les grands murs du pays pour pouvoir dire ce que nous avions à dire. Dans les équipes avec lesquelles nous travaillions à ces fresques ou dans lesquelles nous chantions nous avons fait des rencontres mythiques. Cela nous paraît, aujourd’hui, un peu irréel. Cela fait 20 ans que nous avons réalisé la fresque de Pessac et nous arrivons toujours à trouver un peu d’argent pour la rénover avec des amis Chiliens ou quelquefois nos enfants. Nous avons été surpris de voir, qu’à Pessac, une station du nouveau tramway s’appelle « fresque murale », décision prise sans que nous le sachions. On ne nous a pas contactés, mais ce n’est pas grave. Ce sera un souvenir de notre présence dans la région bordelaise. Nous souhaitons simplement que demain des volontaires continuent ce que nous avons fait.

Le retour est possible maintenant pour tout le monde depuis l’élection du nouveau Président en 1989, mais je pense que c’est un peu tard. Beaucoup d’années sont passées. Il faut vivre où l’on se sent bien. Il ne faut pas se forcer à aller vivre où l’on ne sera pas bien. Je pense que le Chili est un pays où la vie n’est pas facile quand on n’a pas d’argent et pas de travail. Il est difficile de trouver du travail. Pourquoi repartir pour être pauvre au Chili, alors que nous ne sommes pas pauvres ici ? La société Chilienne actuelle est une société ultralibérale, c’est un pays où l’on peut être riche en deux jours mais également pauvre en deux jours. C’est un pays où à cause de ce système, il faut se méfier de tout le monde y compris de sa famille. Les affaires sont les affaires. On ne peut pas dire que c’est une généralité mais cela arrive très souvent, il faut le savoir. Cela fait partie des choses qui ont changé.

Le pays change, les Chiliens aussi. Les gens ignorent beaucoup de choses. Par exemple, les camarades de classe de mes enfants aînés qui sont nés en France, mais ont grandi au Chili, leur ont dit que les camps n’avaient pas existé, encore moins la torture. Quand un de mes enfants répond « mais mon père y est allé », les autres répondent « ce n’est pas vrai, ce sont des histoires » ! Comme on n’avait pas droit aux médias de Pinochet et de ses supporters évidemment, ils ont pu dire que nous étions des terroristes, des bons à rien. Nous, nous n’étions pas des bons à rien !

Malgré cette image, nous avons su nous sortir de situations difficiles. En France, nous avons retrouvé ou trouvé du travail et nous vivons bien « … » à part la langue qui est difficile ! Quand je pense qu’il y a des Chiliens au Japon et qu’ils ont dû apprendre le Japonais !

Avant de terminer, je voudrais dire que dès que l’on veut parler de notre culture, il y a beaucoup de choses difficiles à expliquer. Au Chili, il y a encore environ, un million d’indigènes. D’autre part, nous avons reçu beaucoup de migrations. Au Chili nous aimons l’étranger, plein de chansons le disent. Celui qui est étranger nous le recevons bien, nous l’aimons bien. L’étranger est « adopté » et/ou « intégré » vous choisirez le terme que vous voulez. Ce n’est pas un problème dans notre société.

Si vous regardez la galerie des présidents de la République depuis 1818, il n’y en pas beaucoup qui ont des noms de famille chiliens, cinq ou six. On ne sait pas ou cela ne nous intéresse pas de savoir de quelqu’un s’il est chilien, européen ou autre. Je n’ai appris qu’en arrivant ici que dans ma classe au lycée, il y avait des élèves d’origines allemande, catalane, palestinienne, etc. Finalement, nous n‘étions pas beaucoup à avoir un nom d’origine chilienne. Je me suis fait souvent reprocher ici de ne pas savoir d’où je venais, mon manque de curiosité. Dans ma famille, il y avait une grand-mère de mes cousins maternels du nom de Smith… cela n’a jamais rien changé dans ma vie quotidienne. Ce n’est que depuis mon arrivée ici que je sais reconnaître l’origine des noms de famille, ceci sans plus.

Pour terminer, je voudrais dire qu’on est soit attaché à son pays, soit totalement détaché. Certains Chiliens de Bordeaux, en principe, ne veulent plus rien avoir à faire avec le Chili. Rien. Ils ne veulent pas y aller, ne pas en entendre parler. Certains vont tout faire pour y retourner, pour d’autres le Chili c’est terminé. La douleur est tellement forte que pour eux, le Chili n’existe plus.

Cela ressortira sans doute un jour car on ne peut pas nier les choses ainsi pour toujours. Mais en général, nous sommes attachés à notre terre. C’est peut-être le coté indien que nous avons. La terre signifie quelque chose. Ce n’est pas pour rien que les Indiens sont attachés à une seule chose, la Terre : « la Pacha Mama ». C’est la Mère-Terre, le Mapuches c’est l’Homme de la Terre. Tout est lié à elle. La difficulté de cette particularité aujourd’hui c’est que pour les Indiens Mapuches la terre n’a pas de prix, pour les Chiliens elle en a un !

Le fait d’être attaché à sa terre n’empêche pas de vivre ailleurs. Je pourrais dire que la communauté des Chiliens à Bordeaux est partout et nulle part. Vous pourrez les trouver dans la restauration, à l’université, dans les hôpitaux, dans des entreprises de transport, dans les entreprises de nettoyage, dans le secteur social, nous-même nous avons quelquefois des difficultés à nous retrouver. Je ne sais pas s’il s’agit d’intégration. J’ai du mal avec le mot « intégration ». Je pense que l’on s’adapte. Nous avons accepté de vivre en France. Nous sommes habitués à y vivre, mais quand je me pose la question qui suis-je ? Je réponds : « Je suis Chilien ! J’ai une carte d’identité française dans la poche, mais je suis Chilien. C’est sans doute cela qui me tient ! Qui nous tient ».

Vous voyez la difficulté pour partir. Nous sommes attachés à la France. Mais en général il y a quelque chose qui reste du pays, durant quelques instants, dans la journée nous avons une pensée pour le Chili. Tous les jours. Il y a quelque chose qui nous rappelle le pays. Mais la vie continue. Quand nous sommes au Chili, la France nous manque ; quand nous sommes en France, le Chili nous manque. Nous ne serons jamais plus complets nulle part mais nous devons vivre avec. Forcément, plus nous vieillissons, plus nous nous approchons de la fin, plus ces souvenirs du Chili vont être présents. Beaucoup disent que s’ils pouvaient prendre leur retraite en France et vivre au Chili ce serait merveilleux. Passer six mois ici et six mois là-bas... Voilà c’est bien un drame cornélien ! »

Et notre orateur partit d’un grand éclat de rire « … ». L’assistance reprit son souffle. Elle rît, elle aussi, mais d’un rire beaucoup plus nerveux.


 



Màj : 3/10/07 14:43
 
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