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LITTÉRATURE ET POÉSIE

 


10/11/04

Maud Sterlingots

3 novembre 2004

CARTES

Un cœur qui « Bâ »

Cet été-là, j’avais invité Madame Bâ à la plage du Capo di Feno.  Pour être plus exacte, Madame Bâ m’avait fait un énorme clin d’œil bleu du haut d’une étagère de bibliothèque de vacances. N’en concluez pas que Madame Bâ a les yeux bleus, ce serait mal venu dans son état géographique. Non, Madame Bâ ne pouvait avoir que les yeux noirs, la peau noire et des idées éclaboussées du soleil généreux de son âme.

Côté pile, côté face, entre deux brasses coulées, adossée aux rochers, à midi, à dix-huit heures, Madame Bâ me poursuivait. Avec elle je suis partie en brousse, j’ai descendu des fleuves, j’ai traversé des déserts. J’ai détesté les gares et aimé les barrages. J’ai entendu les chèvres et soutenu des conversations avec son petit-fils. J’ai ri à ses évidences et me suis moquée de ce freluquet d’avocat énamouré. Je suis même allée jusqu’à les imaginer, couple à la « Dubout » avec un rien d’exotisme supplémentaire, la couleur d’un pagne sans doute et la peau du blanc virant au rouge. À moins qu’ils ne s’agissent de souvenirs personnels cuisants !

Rentrée vers le brouillard poisseux de la Garonne. De-ci de-là, des éclats de mémoire. La quête d’un visa, le rire gras du pourvoyeur de papiers, la République Française, en collier de perles sur col Claudine, trônant dans les plis de sa bonne conscience à ne pouvoir accueillir « toute la misère du monde ». Les moments insupportables de la vie de Madame Bâ.  La quête de Madame Bâ, son chagrin et sa force, ses désespoirs et ses éclats d’humour masquant toute la détresse de la planète Afrique. Ses générosités de femme. Ce petit rien de pudeur qui fait que jamais rien ne s’appesantit.

Images tressées au fils des chapitres. Collages. Musiques des branches de ronier. Griot au Stetson de pacotille. Pluie des tropiques sur charlottes en plastique. Accueil en musique et en anciens. Accueil de l’Autre, de l’étranger venu comprendre. Poignées de mains qui claquent, regard au regard planté. Arbres à palabres, amarres invariables qui abritent toutes les ramifications des villages, jeunes insolents, vieux édentés, femmes aux paroles tranchées fortes du concret, de bontés et de bénédictions.

L’ombre de Madame Bâ dans les T-shirts déglingués, les fondrières ravagées de latérite noyée, les dispensaires éventrés par les combats. Et au milieu de cet ailleurs improbable, elle. Elle était là. Princesse africaine posée rehaussée de fils d’or, pieds nus, deux sandales en cuir mordoré balancées au bout de bras graciles. Elle écoutait la parole de ceux qui avaient tant à dire de leurs désirs à vivre mieux sur leur terre. Imperturbable, la poussière ayant renoncé pour toujours à l’asticoter, elle partageait l’histoire des pompes à eau déglinguées, l’espoir des médicaments distribués, les écoles disloquées et les jeunes mobilisés.

C’était donc cela, piste de cauchemar contre piste d’espoir. Madame Bâ s’enfonçait dans ces nuages de poussière qui poussent vers la soif et la mort à moins qu’il ne soit question en fin de course, de camps de « détention ». La Libye comme ultime port d’attache. Bras et mains ensanglantés accrochés aux kilomètres de barbelés. Princesse mordorée et Denys avaient su mobiliser chaque jeune un à un pour qu’ils arrachent leurs vies et leurs villages aux limites de leur quotidien. Redistribuer l’indispensable et faire germer l’essentiel.


Texte écrit avec pour prétexte le livre d’Erik Orsenna, Madame Bâ, éditions Fayard/Stock 2003

et les films de Denis GOMIS Attaché consulaire du Sénégal à Bordeaux



Màj : 3/10/07 14:43
 
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