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SOCIÉTÉ

 


07/12/04

Maud Sterlingots

29 novembre 2004

CARTES

Soixante sourires n’étaient pas une réponse…

J’ai rencontré Anne-Claire à son retour de mission menée avec une des grandes ONG françaises. Cette jeune femme m’a paru emblématique des garçons et des filles qui ont toujours su qu’ils feraient quelque chose pour et avec les autres, ailleurs. Histoire familiale sans doute.

Études classiques, maîtrise en Sociologie et DESS en santé publique (bien que non-médecin) et l’appel vers les autres, ceux qui n’appartiennent pas tout à fait à votre « communauté ». Pour Anne-Claire ce fut, entre autres, la découverte du monde des sourds. « Une communauté à part entière dotée d’une forte culture à laquelle on ne prête sans doute pas suffisamment attention » dit-elle.

Dans cet itinéraire, comme une évidence de ce que vit cette génération, des séjours à l’étranger pour étudier et travailler. Après quelques expériences professionnelles en France, essentiellement auprès d’organismes publics, une véritable insatisfaction s’installe. Hiérarchie trop pesante, manque de souplesse et d’autonomie, bref un sentiment vague de ne rien pouvoir faire avancer.

Smooth as Silk

À vingt six ans, grand départ et immersion totale dans une culture inconnue. Elle décroche un poste de professeur de psychosociologie des organisations dans une université thaïlandaise ou en anglais dans le texte puisque c’était la langue de l’enseignement : « managerial psychology ». Ce qui pourrait se résumer par comment enseigner en anglais à des étudiants qui le parlent à peine, la psychologie, concept occidental par excellence, dans un environnement universitaire thaïlandais calqué sur le modèle américain, quand on est une jeune Française ?… !. Un défi à relever sous peine de perdre son poste.

«  J’ai vite compris que les soixante sourires qui s’affichaient dans la salle de cours quand je demandais si ce que je venais de dire était compris, n’étaient pas une réponse, même implicite à ma question ! ». C’est avec cette impression de profonde incompréhension mutuelle que débuta la première expérience professorale d’Anne-Claire. Question de langue ? De matière ? Ou de culture ? . Il s’avéra rapidement qu’il faudrait s’interroger et tenir compte de ces trois facteurs pour espérer donner le bagage indispensable à ces étudiants afin qu’ils puissent réussir leurs tests de fin d’année.

« Je me suis vite rabattue sur la fiche classique qui permet de cerner l’état initial des connaissances. Là, j’ai du constater que la définition de la psychologie donnée par les étudiants ressemblait plus à celle de la folie qu’à celle d’une discipline. Quant à Freud et Marx, ils étaient de parfaits inconnus ! ».  Si une grande partie du travail d’Anne-Claire a consisté à faire comprendre que la psychologie concerne tout le monde, que c’est un outil qui permet d’analyser et de comprendre l’homme, les difficultés n’en demeuraient pas moindres.

En effet, dans une culture où il est vital de ne pas faire perdre la face à son interlocuteur quel qu’il soit, il est incongru pour un étudiant de dire qu’il n’a pas compris le professeur. Un professeur ne peut pas, non plus, mettre les étudiants dans l’embarras et leur faire dire qu’ils ignorent les réponses aux questions posées. Voilà qui explique, sans doute, les soixante sourires de circonstance, la fierté du professeur dut-elle en souffrir !

Les seuls apartés d’après cours n’étaient pas dédiés aux demandes d’explications complémentaires, mais l’expression d’une interrogation forte et sans doute universelle : « Madame, me donnerez-vous mon examen ? ». Le mode de validation des connaissances par QCM* (Questionnaire à Choix Multiples), importé du monde anglo-saxon, s’accompagnait du bachotage indispensable et lui, internationalement connu. Au bonheur des fiches incluses dans le manuel tout droit venu de… l’université Mac Gill, université anglophone de Montréal.

Si les travaux dirigés donnaient l’occasion de faire comprendre quelques aspects de la pratique de la psychologie, il s’avérait complètement hors de propos de poser une question aussi anodine pour nous que « décrivez-moi les traits de votre caractère ». Question inconvenante et incongrue dans une société où on ne parle pas de son être profond. Les seules réponses obtenues correspondaient, sur un mode plutôt occidental, à des traits de caractère sur-valorisés, « funny & sociable ».

C’est à travers sa confrontation à une situation personnelle délicate, la maladie de son père, qu’Anne-Claire a pu mesurer toute l’ampleur du fossé qui la séparait de ses collègues enseignantes thaïlandaises. En de telles circonstances, s’ouvrir de sa détresse ne paraîtrait pas déplacé dans notre environnement amical ou professionnel européen. Là, elle comprit que le simple fait de s’être livrée ainsi générait non seulement de l’incompréhension mais également un profond malaise chez son interlocutrice qui n’eut plus jamais le même type de rapport avec elle, allant jusqu’à éviter définitivement son regard.

Ne pas perdre et ne pas faire perdre la face, ne pas partager ses émotions, autant de décryptages culturels incessants, exigeants pour cette occidentale désireuse d’établir et d’approfondir des liens authentiques par delà le sens de l’accueil légendaire des Thaïs.


 



Màj : 3/10/07 14:43
 
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