8/03/2005 |
Michaël Singleton
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CARTES |
Du leurre de la douleur
Michael Singleton ou comment écrire droit avec des lignes courbes.
Naître catholique en Angleterre, quelle excentricité ! Devenir « Père Blanc » en Afrique sans succomber aux dérives évangélisatrices en usage, quelle liberté d’esprit ! Passer par l’univers du développement ou dans son langage de « l’occidentalisation » sans succomber à l’ethnocentrisme, la voie se complexifie! Poursuivre sa carrière comme professeur de socio-antropologie à la faculté catholique de Louvain ! Voilà un parcours bien singulier.
Si l’on ne peut résumer un homme à son parcours, il suffit de lire quelques-uns uns de ses articles et ouvrages pour être frappé par l’originalité de sa pensée et l’humour qu’il met à séparer « le bon grain, de l’ivraie » ou sur un mode plus laïc « l’expert, du pirate ». Bref, Monsieur le professeur Singleton décape, sérieusement, plus d’une pensée convenue sans se prendre au sérieux.
Pour toutes ces raisons plus quelques-unes nous vous suggérons de découvrir si ce n’est déjà fait, un exemple de ses analyses dans l’article qui suit. Extrait de la deuxième partie de son ouvrage intitulé : « Critique de l’ethnocentrisme. Du missionnaire anthropophage à l’anthropologue post-développementiste » paru en 2004 aux Editions Parangon, p177-185, il illustre parfaitement ce que nous essayons modestement de développer au travers d’Intura.net.
Que Monsieur Singleton soit ici publiquement remercié pour l’accord qu’il nous a donné de reprendre cette publication et si par un hasard « béni » il s’ennuyait dans sa retraite nous serons heureux de l’accueillir sur ce « site », histoire de… « nomadiser » ensemble.
A l’habituel tout guidé des mises en formes culturelles
de la douleur et de leurs variations en territoire exotiques, l’anthropologue
de service substitue ici sa vision d’une irréductible pluralité des
philosophies et pratiques de la souffrance.
Il n’y a pas de perception douloureuse qui soit pure et dépourvue
de contingence historique. Toute douleur est perçue en fonction
de ce qui l’entoure – espaces corporel et extracorporel – et
de ce qui la précède, parfois très loin dans le
passé – espace temporel. La douleur offre la possibilité exemplaire
de suivre à travers des voies nerveuses la transformation progressive
d’une sensation en affection.
J-D. Vincent, Biologie des passions, Paris, Seuil, 1986, p.239.
La science et l’Occident se sentant désormais moins suffisants
et moins sûrs d’eux-mêmes, il n’y a guère
de symposium ou de numéro spécial sur des problématiques
humaines où l’on n’invite un anthropologue à dire
son petit mot sur la « dimension culturelle » des questions
soulevées.
A priori, la demande peut non seulement paraître acceptable, mais
même aller de soi : du point de scientifique, la douleur n’est-elle
pas une réalité substantielle, dotée d’une
signification universelle et univoque ? Que vous piquiez des fesses noires,
blanches ou jaunes, en principe, leurs possesseurs devraient ressentir
physiologiquement la même chose. Les cultures soit épousent
de près les faits empiriques de la douleur, soit s’en éloignent
en direction de la souffrance, vers des impressions plutôt psychologiques.
Néanmoins, des scientifiques peuvent demander à des anthropologues
les raisons qui permettent à certaines sociétés
de se rapprocher la « vérité » ou qui induisent
les autres en erreur.
Mais l’offre de l’anthropologue de service se situe au-delà de
ce piège polaire représenté par la douleur (objective)
et la souffrance (subjective). Epistémologue autant qu’ethnologue,
il conçoit mal qu’il puisse exister quoi que ce soit « hors
culture ». Pour lui tout paraît culturellement construit.
Si la nature même ne précède pas la culture, si toute
idée de la nature surgit au-dedans d’une culture donnée, à fortiori
ne peut-il pas exister une douleur naturelle, que des souffrances culturelles
viendraient refléter plus ou moins fidèlement. Si la culture
fournit des paradigmes (dont la souffrance) à partir desquels,
tout en s’inspirant des données sensibles, on se fait, au
sens le plus fort du terme, des idées, alors la douleur en pourrait
n’être qu’un leurre.
Le bongobongoïsme : à éviter
comme la peste
Le bongobongoïsme n’est pas une nouvelle maladie tropicale.
C’est tout simplement la manie typique de certains ethnologues
de se lancer dans un tour d’horizon encyclopédique dès
qu’ils se voient sollicités de donner leur avis sur ou tel
sujet. « Là où chez les Bongobongo on fait comme
ceci, chez les Congocongo on fait comme ça, tandis que chez les
Dongodongo on ne fait rien du tout. » L’effet pervers principal
de cette approche serait d’insinuer que les cas concrets ne sont
que des variations accidentelles sur un même thème essentiel.
Ainsi peut-on lire des livres sur « L’idée de Dieu
en Afrique » ou sur « La forme africaine de la famille »,
où la richesse des données de terrain ne donne à penser,
en définitive, qu’en fonction d’entités supposées
sous-jacentes.
Que Jock, la divinité suprême de peuples nilotes du Soudan,
voit les choses d’un œil bienveillant chez les Nuer, mais
fasse preuve d’un mauvais œil chez leurs voisins, les Dinka,
n’est rien, nous dit-on, par rapport à l’existence
ainsi confirmée d’un Être omniscient. Ou encore, le
fait qu’il y ait des « tribus » patrilinéaires
et d’autres matrilinéaires ne les empêche pas d’être
de simples avatars de la grande famille africaine, faite – à l’encontre
de la famille nucléaire occidentale - de solidarité entre
les sexes, centrée égoïstement sur elle-même – de
solidarité entre les sexes, d’accueil illimité aux
enfants et de respects inconditionnels pour les vieux.
Il aurait été possible de fournir au lecteur quelques pages
du même genre : camper brièvement trente-six cas concrets
de la façon dont la douleur devient souffrance dans différentes
cultures, choisies, de préférence en fonction de leur caractère
exotique ou ésotérique. Mais en cédant à la
tentation facile du bongobongoïsme, j’aurais failli non seulement à l’intentionnalité profond
d’une certaine anthropologie, mais j’aurais surtout oublié ce
que mes Wakonongo m’ont fait comprendre vers la fin des années
60.
Ce n’est pas que ce peuple, cultivant sur brûlis dans les
grandes forêts clairsemées du Sud-Ouest de la Tanzanie, était
particulièrement extraordinaire. Au contraire, le pragmatisme
flegmatique dont il faisait preuve, même dans des domaines où je
m’attendais à trouver des rites mystiques et des raisonnements
mystérieux, opposait souvent une fin de non-recevoir à mes
investigations philosophico-théologiques. Ainsi, à première
vue, il y avait peu à distinguer entre leur expérience
de la douleur et la mienne, et encore moins une idéologie attribuant
une quelconque valeur à la souffrance. Mais après coup,
c’est l’absence d’une chose, surtout d’une chose
que j’aurais bien voulu trouver, qui me semble indicative de la
présence de tout autre chose, d’une chose d’autant
plus cruciale que des différences subtiles risquent de nous la
cacher. Des « sauvages » qui font peu cas de la douleur ou
des « primitifs » qui attachent une valeur expiatoire à la
souffrance auraient peut-être rendu ma tâche plus aisée
en apparence, mais je doute qu’ils m’auraient apporté autant
au sujet des enjeux anthropologiques fondamentaux que mes Wakonongo ne
l’ont fait. Car, pour finir, l’absolument autre, dans la
mesure où il peut être considéré comme hors
limite, ne nous interpelle pas à fond.
Les Wakonongo d’abord
Peu après mon débarquement parmi les Wakonongo vers la
fin de 1969, une jeune maman m’amena son enfant de deux ou trois
ans. Les gens savaient en effet que j’avais une modeste trousse
de secours. « Il a un petit bobo au pied, pourriez-vous faire quelque
chose pour lui ? » me dit-elle sur un ton impassible. L’enfant
n’avait pas l’air particulièrement affligé non
plus ; je m’étais déjà habitué aux
nez coulants et aux mouches festoyant dans les yeux des nourrissons.
Son pied droit, enveloppé dans une feuille de bananier, pendait
hors du pagne qui l’accrochait au dos de sa mère. Ne me
doutant de rien, je détachai ce bandage de fortune… et faillis
tomber en syncope : le dessus du pied n’était qu’une
masse gélatineuse à travers laquelle on voyait les os !
J’ai fait ce que j’ai pu avec les pansements et pommades à ma
disposition. Ni la mère ni l’enfant n’ont bronché.
Ce soir-là dans mes carnets, je me demandais comment expliquer
ce stoïcisme déroutant. S’agissait-il d’un cas
purement idiosyncrasique, d’insensivité congénitale,
de lésion neurophysiologique ou au contraire d’un comportement
culturellement conditionné devant la douleur ?
Peu après on m’appelait auprès d’une fillette
d’une douzaine d’années. Elle me disait avoir mal à l’estomac.
Renseignements pris dans son entourage, il ne fallait pas être
grand clerc pour soupçonner une simple constipation. (Ces italiques
seront justifiées ci-après.) Le même jour, j’ai
eu la chance d’accompagner un guérisseur (dit mganga) au
chevet de la même petite malade. Notable respecté et respectable,
il conclut comme moi à un problème d’intestins, mais
sans vraiment examiner la victime ni lui tâter le pouls, ni même
demander de quoi elle souffrait.
En fait, il arriva à cette conclusion à la fin de tout
un après-midi à discuter avec les membres de la famille
et le voisinage de trente-six problèmes que j’estimais pour
ma part biens peu en rapport avec la pratique et la philosophie médicale,
même primitive. Il était question d’un héritage
contesté, des immigrés qui mettaient en péril la
paix du quartier, de la sécheresse qui menaçait. Ce n’est
que plus tard que j’ai compris le sens et le bien-fondé de
sa démarche.
On ne l’avait pas appelé pour dire de quoi souffrait la
victime – tout le monde le savait déjà – mais
pourquoi et à cause de qui. D’où sa réponse
et sa réaction : si la souffrance de la fille était bénigne,
ses remèdes viendraient à bout du mal, mais si la malveillance
humaine en était la cause principale, alors il faudrait le rappeler
pour qu’il puisse procéder à une divination en vue
d’être capable de désigner le coupable du doigt. D’où surtout,
sa concentration sur le climat socioculturel régnant dans l’entourage
de la malade plutôt que sur les boyaux de celle-ci.
Mes Wakonongo m’ont ainsi donné une première grande
leçon : la souffrance individuelle est toujours fonction d’un
malaise social. Qui laisse le corps social en souffrance ne viendra jamais à bout
de la douleur corporelle. Au mieux, la médecine occidentale attribue
au ritualisme des guérisseurs africains une efficacité psychosomatique.
Mais notre mganga n’aurait-il pas rétorqué que prendre
la tension de quelqu’un sans faire attention à l’atmosphère
tendue qui pourrait en être la cause relève d’un formalisme
encore plus creux ? Les guérisseurs que j’ai fréquentés
trouveraient aberrant que l’on puisse soulager médicalement
la souffrance d’un ulcéreux sans se demander justement si
son aigreur ne vient pas de sa retraite « anticipée. » Ils
ne comprendraient pas que l’on préfère prescrire
des antidouleurs là où il aurait suffit de crever l’abcès
qui empoisonne les rapports au sein d’un foyer.
Deuxième grande leçon : notre tradipraticien villageois
ne s’est pas vu imposer au cours de ses années de formation
plus de souffrances initiatiques que nos propres médecins de campagne.
Dans son ensemble, et relativement à d’autres grandes aires
culturelles, l’Afrique ancestrale n’a pas valorisé outre
mesure la souffrance ou ne lui a pas donné un sens excessif. En
disant cela, je sais que je porte un jugement de valeur, je sais même
que je pourrais étonner ceux et surtout celles qui pensent à certaines
formes de mutilations sexuelles. Mais quand je pense au degré de
souffrance que l’on inflige aux jeunes dans certains rites d’initiation
aborigènes, quand je pense aux souffrances que certains shamans
d’Amérique ou certains fakirs de l’Inde s’infligent,
quand je pense au dolorisme affligeant de certaines théologies
chrétiennes, alors je suis bien obligé de conclure que
l’Afrique que je connais, et que je voudrais faire (re)connaître,
a emprunté une via dolorosa moins pénible.
Il y a peu de rites de passage sans brimades, mais la souffrance n’est
pas considérée en Afrique comme la voie royale de la socialisation – comme
elle a pu l’être chez les Spartiates, pour prendre un exemple
classique. L’Afrique a connu des personnages hors du commun (prophètes
et guerriers) mais elle n’a jamais fait de la souffrance (ascétique
ou héroïque) la manière la plus indiquée de
se distinguer. Enfin, foncièrement anthropocentrique, l’Afrique
n’a jamais cru que l’homme devait se sacrifier pour le Transcendant,
ou que Celui-ci pouvait trouver son profit dans la souffrance humaine.
Cette sobriété, pour ne pas dire ce bon sens, se manifeste
même dans l’expression de la douleur morale. Je ne sais pas
où des penseurs comme Eliade sont allés chercher l’idée
que la mort est vécue chez les primitifs comme un passage heureux,
mais je sais que mes Wakonongo, à l’instar des autres peuples
africains que j’ai côtoyés, pouvaient être très
affectés par le décès d’un être cher.
Néanmoins je ne les ai jamais vu, lors de manifestations de deuil,
se laisser aller à des lacérations du visage ou autres
excès de ce genre. Heureusement pour leur hygiène mentale,
ils ignoraient l’existence de cultures où l’on peut
se faire payer pour feindre la douleur (le cas des pleureuses professionnelles)
ou d’autres, où la souffrance des veuves se prolonge sur
un bûcher .
La vie que les Wakonongo menaient n’était pas de tout repos,
même quand tout allait bien. Cultiver sur brûlis n’est
pas une sinécure et les hommes, apiculteurs et chasseurs hardis,
s’exposaient souvent aux dangers de la forêt. Les femmes
accouchaient à la maison, dans les larmes et les grincements de
dents. Les gens n’avaient pas accès aux soins de santé,
même primaires et souffraient régulièrement des maladies « tropicales »,
qui sont plus l’effet de la pauvreté et donc de l’injustice
que des tropiques.
Je ne voudrais pas faire de pathos, car les Wakonongo ne m’inspiraient
pas la pitié, ni ne la demandaient à personne. Mais de
mon point de vue privilégié (si je tombais malade, on aurait
fait l’impossible pour me rapatrier, et je connaissais ce qu’ils
ignoraient : la qualité et la quantité des soins qu’un
ordre injuste mettait hors de leur portée) je ne peux que rester
rêveur quand j’entends des gens (souvent des gens qui ont « fait » l’Afrique)
dire que les Noirs ne ressentent pas la douleur comme nous et par conséquent
souffrent « moins » ou quand je lis que « les Africains
encaissent bien les maladies parce qu’ils se sont auto-immunisés. »
Si donc je termine cet excursus ethnographique en soulignant la différence
entre eux et nous, ce n’est nullement dans le sens des clichés
classiques ou des stéréotypes conventionnels. Petit à petit, à force
de constater sur le terrain des divergences parfois subtiles entre mon
expérience de la douleur et celle des Wakonongo, m’est venue à l’esprit
l’idée que ces écarts, loin d’être superficiels,
indiquaient une discontinuité radicale.
Il y a d’abord des cas comme celui de la petite fille qui à mes
yeux ne souffrait que d’une simple constipation. Les italiques
soulignent le caractère ethnocentrique du diagnostic. Ce n’est
pas qu’il puisse y avoir un diagnostic objectif, non culturel ou
ethnique. Puisque, hors culture, il n’y a rien, puisque nous sommes
toujours quelque part à un moment donné, le seul choix
sociologique qu’il nous est loisible de faire n’est pas d’être
ou ne pas être ethnocentriques, mais tout simplement de l’être
de manière consciente et critique ou non. Le tout, c’est
d’assumer les limites de son ethnocentricité et de ne pas
croire que l’on peut être partout à la fois.
Dans le cas de la fillette, il était donc normal, et même à la
limite normatif que je conclue à une simple constipation et je
penche pour des remèdes ad hoc. En Europe, nous n’avons
pas l’habitude de déranger un médecin pour des troubles
aussi bénins ; en l’occurrence, et jusqu’à preuve
du contraire, l’automédication nous suffit. Chez mes Africains
au contraire, la moindre irrégularité intestinale suscitait
la panique. Ils venaient aussitôt me demander des remèdes
carabinés pour des diarrhées et autres maux d’estomac… pour
la bonne et simple raison à leurs yeux que les sorciers anthropophages
mangent leurs victimes du dedans, en commençant par les entrailles.
L’imaginaire africain, comme le dirait Castoriadis, induit des
concepts et des comportements sui generis en matière de maladie.
Ensuite, toute une autre série d’incidents m’ont mis
la puce à l’oreille. Sans que leur vie soit aussi rude que
celle des Esquimaux ou des Bushmen, les Wakonongo connaissaient pas mal
d’accident de travail. Quand nous partions loin dans la forêt à la
recherche du miel, notre alimentation se réduisait à un
breuvage nourrissant, mais fortement alcoolisé. Il fallait plus
d’une main pour compter les gens qui se coupaient en maniant leurs
haches ou qui tombaient en grimpant dans les arbres pour contrôler
leurs ruches ! Mais bien que cela leur fît manifestement mal, ils étaient
capables d’endurer ces coupures et ces fractures avec une équanimité étonnante
en regard de l’angoisse provoquée chez eux par des douleurs
abdominales.
De mon côté, connaissant ou imaginant tous les risques de
tétanos ou de gangrène, je ne pénétrais dans
la forêt qu’avec une appréhension certaine ! J’exagère à peine,
et je dois avouer que j’étais hanté par l’idée
de rester coincé dans un campement, succombant dans des souffrances
atroces, suite à un stupide accident de parcours. Mes amis au
contraire, étonnés de me voir manger n’importe quoi
chez n’importe qui, étaient encore plus sidérés
de constater que je faisais peu de cas des crampes et des fièvres
dont je souffrais par intermittence.
Le droit de souffrir autrement
Ce genre de matériel, que je pourrais continuer à fournir à volonté,
se prête à deux interprétations. Dans un premier
temps, on est tenté de conclure assez superficiellement que les
Wakonongo et leurs semblables (dont nos propres paysans et ouvriers)
sont à la fois des dures et des inconscients. Leur genre de vie
ne permet même pas aux femmes et aux enfants le luxe d’être
douillets, les hypocondriaques restent de grands incompris et les bien
portants ont d’autres priorités que l’éducation
sanitaire. C’est possible. Mais il me semble qu’il y a une
façon encore plus plausible de comprendre les données.
Je la présenterai sous forme d’un schéma.
Campons trois cultures à un niveau d’abstraction très élevé :
soit à gauche la basse Patagonie, à droite la Mongolie
extérieure, au centre l’Occident. En dessous (et donc hors
cultures) il y aurait pour certains, sinon pour beaucoup, le niveau des
choses objectives, en l’occurrence, ici, la réalité de
la douleur en soi. Ce phénomène empirique posséderait
une configuration substantielle et spécifique pressentie par le
sens commun mais découverte pleinement par la science occidentale
contemporaine. En outre, le schéma reprend visiblement la conviction – partagée
par la plupart des Occidentaux – que si le progrès passe
désormais par l’Occident, c’est parce que la subjectivité occidentale
reprend ou reflète le plus fidèlement la réalité même
de l’ordre naturel. Aux yeux des missionnaires chrétiens,
le monothéisme et la monogamie étaient non seulement révélés
par Dieu, mais naturellement meilleurs que le polythéisme et la
polygamie des païens. De même, un sens de la souffrance qui épouserait
de près les données des scientifiques ne serait-il pas
supérieur à toute autre signification culturelle que l’on
pourrait donner au même phénomène ?
A cette question, l’anthropologue que je suis ne peut répondre
que par un non catégorique… et schématique :
Les choses en soi, les substances sous-jacentes n’ont pas de lieu
dans une vision anthropologique fondée sur les prémisses
d’une construction sociale des réalités humaines.
Pour l’anthropologue, non seulement il n’y a pas de douleur « objective » qui
permettrait une hiérarchisation des cultures selon leur degré de
conformité à cet étalon, mais les données
sensibles de la douleur sont toujours fournies au-dedans d’une
culture donnée. On voit, selon le dessin, qu’il y a autant
de souffrance qu’il y a de société.
* * *
Tout cela peut paraître pur ergotage académique, simple
querelle de mots ou de modèles. Mais « pratiquement »,
il n’en est rien. Ceux qui raisonnent dans les termes du premier
schéma risquent de préconiser des comportements trop carrés – c’est
le cas de le dire – à l’égard des souffrances.
Quel est l’enfant, en larmes à la suite d’une chute
dans la cour de récréation, qui ne s’est pas entendu
rappelé à l’ordre objectif des choses par un maître
peu compatissant : « Allez, ce n’est rien, on ne pleure pas
comme ça pour une simple égratignure. » Si la douleur
en tant que telle est une constante transculturelle, pouvons-nous sympathiser
vraiment avec les cultures qui, par excès ou par défaut,
ne cadrent pas avec cette réalité aussi universelle qu’univoque
?
En revanche, le second schéma nous permet non seulement de respecter
le caractère irréductible de la souffrance individuelle,
mais de comprendre l’existentiel à la lumière d’ensembles
tout aussi incompréhensibles. Ces milieux sociaux peuvent être
de la taille de la Mongolie ou de la Patagonie, mais ils peuvent tout
aussi bien être – La Distinction de Bourdieu oblige – constitués
par des classes et même des sous-classes sociales à l’intérieur
d’un pays comme la France.
En définitive, cela ne veut pas seulement dire que le Patagon
ou le Mongol ont le droit de souffrir comme bon leur semble selon leurs
cultures respectives, cela veut dire aussi que tout un chacun peut, en
culture, souffrir autrement de la douleur.
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