Intura.net : les clefs des cultures FRANCE
SOCIÉTÉ

 


08/02/2005

Louis Naud PIERRE

Sociologue,
Laboratoire d’Analyse des problèmes sociaux et de l’action collective (LAPSAC)
Réseau d’études sur Haïti (RES-HAÏTI)
Université Victor Segalen Bordeaux 2

28 janvier 2005

CARTES

Le mouvement pour la dépénalisation de l’euthanasie en France

Délivrés de la mort…
introduction de Maud Sterlingots

Entre naissance et mort, un même cycle d’humanité unit tous les hommes. Par delà les millénaires, les continents, les océans, les cultures, les croyances, l’homme se meut habité plus ou moins consciemment par une certitude et une seule, celle d’avoir à mourir… un jour. Que d’aucuns, et singulièrement dans nos contrées occidentales, se posent la question de la maîtrise de leur mort nous interrogent sur le sens et le prix que nos contemporains accordent à la vie. Interrogations de peuples nantis qui n’ont plus à lutter pour leur survie ? Recherches de populations désincarnées, déboussolées pour lesquelles la vie et la mort n’ont plus de sens ? Ou, au contraire, questions primordiales posées par des hommes et des femmes  qui pensent aller au bout de leur humanité en refusant les dégradations qui accompagnent certaines fins de vies ?

L’article de Louis Naud Pierre, au-delà de la question de l’euthanasie, nous permet de sonder le regard, les pratiques et les moyens employés par la société française  pour interroger la question du droit de l’individu à peser sur sa propre vie. Des faits divers récents ont fait resurgir un débat portant sur la place à accorder au politique et au législatif quant aux questions de vie (recherches sur les embryons, cellules souches…) et de mort (euthanasie passive, active…). Ces controverses concernent l’ensemble de l’Europe quel que soit l’état de ses législations, de ses cultures et pratiques religieuses. Certains en appellent à un encadrement législatif pour éviter des « débordements », d’autres, au contraire,  craignent que toute réglementation nous renvoie à des dogmes et des pratiques de sinistre mémoire. Les plus cyniques considèrent que l’euthanasie faisant déjà partie de pratiques avérées, il ne convient plus de s’interroger mais de légaliser afin de dépénaliser. Enfin quand, dans quelques pays la dépénalisation est acquise, c’est le champ d’application des lois qui est remis en cause afin de pouvoir bénéficier… d’extensions…

Interrompre quelle vie ? Sur quels critères ? Les vieux déclinants ? Les jeunes souffrants ? Les jeunes, les vieux, les médians  encombrants ? Pour faire de la place dans les maisons de retraite ? Pour contenir les dépenses de santé ? Pour débarrasser les familles ? Pour hâter les héritages? Pour éviter l’acharnement thérapeutique ? Pour que cessent souffrances, dégradations, peurs, angoisses, effrois et paniques ? De qui? De l ‘entourage ? Du malade ? Du mourrant ? Du bien portant prévoyant ? Quelle parole prendre en considération ? Celle de la famille ? Celle de la personne en pleine possession de ses moyens qui « décide à froid » qu’on veuille bien l’ « euthanasier » si par malheur… ?  Qui peut prétendre qu’à l’article de la mort cette même personne ne s’accroche, dans un ultime sursaut de vie, à… « quelques instants encore » ? Enfin à qui « déléguer » le geste ? Au personnel soignant qui deviendrait de fait le personnel « euthanasiant »? …

Vies encadrées, anesthésiées, débarrassées de toutes aspérités. Vies amputées de toute vie… Est-ce cela la liberté de l’individu ? La naissance se médicalise, la mort se dogmatise… au nom de… la qualité de la vie.

Nous aurons beau crier, tempêter, légiférer, nous ne serons jamais délivrés de la mort physique. C’est la seule certitude que nous ayons en partage avec l’ensemble de l’humanité. Certains peuplent plus sages que les nôtres vivent avec la mort, si nous les interrogions ?


Le mouvement pour la dépénalisation de l’euthanasie en France

Processus de construction et de déconstruction d’un problème

            Le 24 septembre 2000, Vincent Humbert, alors âgé de 21 ans, est victime d’un accident de circulation. Hospitalisé à Hélio-Marins à Bercks, dans le Pas-de-Calais, il est resté 9 mois dans le coma. Devenu tétraplégique, muet et aveugle, ilsollicite, en décembre 2002, du Président de la République le droit de mourir. À la suite de la réponse négative de ce dernier, la mère de Vincent, Marie Humbert, décide, avec l’accord des médecins du service de réanimation dirigé par le Dr Frédéric Chaussoy, de mettre fin à sa vie le 26 septembre 2003. Une information judiciaire est alors ouverte contre Madame Marie Humbert et le Dr Frédéric Chaussoy accusés d’assassinat sur la personne de Vincent Humbert. Ce geste avait déjà fait l’objet de la même qualification judiciaire dans le cas de Christine Malèvre, qui avait provoqué la mort de plusieurs de ses patients à l’hôpital de Mantes-la-Jolie, entre 1997 et 1998. Reconnue coupable pour six d’entre eux, elle est condamnée à 10 ans de réclusion criminelle le 31 janvier 2003 par la cour d’assises de Versailles. Cette peine a été alourdie de 2 ans, soit 12 ans, le 16 octobre 2003 par la cour d’Assises d’appel de Paris.

            Ces menaces de poursuites judiciaires provoquent des inquiétudes non seulement parmi les professionnels des services de réanimation où ces pratiques existent mais encore au sein des secteurs de la société française favorables à l’euthanasie. C’est ainsi qu’entre en scène l’« Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité » (ADMD), qui prend le leadership de ce mouvement pour la dépénalisation de l’euthanasie, c’est-à-dire la reconnaissance de la légitimité de l’acte médical qui provoque délibérément la mort avec le consentement du patient.

            D’une part, ce mouvement met en cause le caractère public de la mort. Celle-ci est indexée à la volonté, à la faculté et à la liberté de l’individu, donc relèverait du droit subjectif. Autrement dit, le droit de mourir est censé appartenir à l’individu, qui peut en choisir souverainement les modalités. D’autre part, l’intervention de l’autorité publique pour définir la mort dans les termes du droit public – c’est-à-dire dans les règles faisant de l’acte de provoquer la mort un monopole de l’État – est contestée. Pour les acteurs qui militent pour la dépénalisation de l’euthanasie, la vie est la propriété de l’individu qui ne répond aux impératifs fonctionnels de la société que pour autant qu’il est jeune, bien portant et efficace. Comme en témoigne l’affirmation de Michel Lee Landa : « Assumer sa vieillesse. Pari difficile à gagner dans une société et un environnement axés sur la jeunesse, le rendement, l’efficacité, les plaisirs violents et les sensations fortes ». Dans ces conditions, l’euthanasie ne met pas directement en jeu l’intérêt de la société mais les intérêts particuliers de l’individu qui consistent dans la maîtrise de son destin, le maintien de sa dignité.

            Le mouvement pour la dépénalisation de l’euthanasie pose le problème du rapport du système de représentations et le système normatif. En quoi consiste finalement la liberté ? Est-elle dans la faculté naturelle de décider souverainement de ce qui est bien pour soi ou de faire ce qu’on veut, sans aucune restriction ? Comment décider du statut de la vie ? Est-elle un bien public ou privé ? Qui doit décider de ce statut ? En quoi les conceptions promues par les militants de ce mouvement s’opposent-elles aux conceptions étatiques dans lesquelles la liberté est comprise comme un produit de la loi ? Et la vie, un bien public ? Sous quelle forme se présente l’affrontement de ces conceptions contradictoires ?

Structure du mouvement

            Le mouvement dont il est ici question est structuré autour d’acteurs individuels et collectifs, d’une cause (la dépénalisation de l’euthanasie), des espaces de production et de diffusion de la connaissance du phénomène ainsi que des actions et des initiatives. Il s’agit de générer l’adhésion de larges secteurs de la société française à l’euthanasie et de faciliter l’accès de cette revendication sur l’« agenda » de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire les faire figurer sur la liste des thèmes qui sont sujets de délibération de ce forum.

Acteurs et réseaux du mouvement

            Ce mouvement met en branle un certain nombre d’acteurs. Parmi ces acteurs, certains sont directement concernés soit en raison de leur but, comme l’« Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité » (ADMD) qui est créée en 1980 par Michel Lee Landa en vue de la promotion de cette cause, soit en fonction des intérêts professionnels, comme la Société de Réanimation de Langue Française (SRLF), de la Société Française d’Accompagnement et de Soins palliatifs (SFAP), l’Ordre des médecins qui s’inquiètent face au foisonnement des contentieux dans le domaine médical ; d’autres le sont à titre d’autorité morale, comme par exemple le Comité National Consultatif d’Éthique aussi bien que l’Église.

            Fondée sur le récit relatif à la liberté, qui implique du point de vue du sujet individuel ou collectif la maîtrise de son destin, cette cause intéresse également des acteurs comme l’association « Faut qu’on s’active ». Cette association est créée à Calais en décembre 2003 par de jeunes militants associatifs, syndicaux et politiques ainsi que de lycéens sensibilisés aux conséquences des résultats du premier tour des élections présidentielles du 21 avril 2002 où le candidat de l’extrême droit, Jean-Marie Le Pen, figurait en deuxième place avec 17,2 % des suffrages exprimés, juste après Jacques Chirac qui a obtenu 19,8 %. La promotion de la liberté, de la dignité de l’homme : « Faut qu’on s’active ! est conçu comme un outil de résistance face aux dérives inquiétantes de notre société et de notre démocratie. On ne peut plus rester sans se révolter derrière son poste de télé à regarder les bras croisés les images de la guerre, du terrorisme, de la violence en banlieue, ou des patrons voyous de Metaleurop. C’est le slogan de l’association : Râler, c’est bien… agir, c’est mieux ! ».

            Des personnalités du monde scientifique, littéraire, politique, médiatique et d’autres secteurs déjà mobilisés autour des questions relatives aux libertés et aux droits fondamentaux des individus en général sont aussi attentifs à ce thème. Ainsi par exemple, parmi les quarante personnalités qui parrainent l’« Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité » (ADMD), on trouve : Étienne BAULIEU, biologiste, professeur au Collège de France ; Jean-Claude PECKER, professeur honoraire au Collège de France ; Élie WOLLMAN, sous-directeur honoraire de l’Institut Pasteur ; Hubert REEVES, astrophysicien ; André COMTE-SPONVILLE, philosophe ; Régine DEFORGES, écrivain ; François de CLOSETS, écrivain ; Pierre BIARNES, sénateur ; Véronique NEIERTZ, députée, ancien ministre ; Jean LACOUTURE, journaliste ; Patrick KESSEL, journaliste, président du Comité laïcité République.

La cause : phénomène de fin de vie et la liberté individuelle

            Comme nous l’avons susmentionné, la dépénalisation de l’euthanasie est le but visé par le mouvement conduit par les militants de l’ADMD. Ces acteurs problématisent cet acte médical sous la forme d’une question qui engage uniquement la volonté et la responsabilité de l’individu directement concerné, c’est-à-dire celui qui est atteint d’une maladie incurable, en proie à des souffrances voire à une déchéance physique et morale insupportables. La décision de mettre fin à ces souffrances relève sans aucun doute pour eux d’une affaire d’ordre privé, provoquée par l’image qu’on a de soi, rendue possible par la liberté qui est l’essence de l’homme. Le discours condamnant l’euthanasie est donc perçu comme quelque chose d’arbitraire fondé sur l’hypocrisie et le mensonge :

« Depuis un demi-siècle, notre élite, médicale, religieuse, politique, philosophique accumule les arguments d’autorité et le terrorisme moral, les postulats arbitraires et les généralisations abusives, les faux-semblants et les vrais mensonges, les incohérences, les invraisemblances pour maintenir vaille que vaille le statu quo. Car tout est là : bloquer toute réflexion, toute remise en cause. Éviter la confrontation du discours officiel avec la réalité quotidienne, censurer la simple vérité des vivants et des morts. »

            Pour Catherine Leguay, l’euthanasie n’est pas autre chose que la possibilité d’accéder à la volonté affirmée et réitérée d’un patient. Dans ces conditions, tout refus à ce niveau ne peut être compris que comme un abus de pouvoir qui découle purement et simplement de la violence. Dans le même ordre d’idée, le philosophe André Comte-Sponville soutient l’idée selon laquelle le choix des modalités de sa vie relève la liberté de l’individu, donc conteste la validité des discours d’autorité qui nie cette liberté : « Celui qui voulut vivre libre, pourquoi devrait-il mourir esclave ? Celui qui voulut vivre tout entier, pourquoi devrait-il mourir en morceaux ? »

            Au discours traditionnel qui voit dans l’euthanasie un crime contre la loi et les mœurs, les militants de l’ADMD oppose celui qui considère cet acte comme le respect de la liberté du patient. Pour eux ce n’est pas le fait d’aider celui-ci à mourir qui est criminel, si tel est son désir, mais au contraire l’insensibilité à sa douleur, à sa souffrance et à sa déchéance :

« Il aura fallu que je me retrouve grabataire pour que je vienne pousser cet énorme coup de gueule. La déchéance me gagne. Je ne me sens plus digne du regard d’autrui, surtout de mes petits-enfants. Je rêve d’être délivrée, mais voilà, dans le pays des droits de l’homme, je n’ai pas le droit de choisir ma fin de vie. J’abrégerai donc mon existence au lieu d’avoir droit à une fin de vie choisie. Je vous supplie de lire cette lettre jusqu’au bout afin que mon acte délibéré serve à faire avancer ce combat. »

            Ce nouveau discours s’appuie sur la connaissance de l’euthanasie quant à la procédure médicalisée de sa réalisation aussi bien qu’à l’étendue de son champ d’application actuel. Cette connaissance est notamment produite dans certains espaces particuliers, notamment : l’université, les instituts de sondage et les médias.

Les espaces de production et de diffusion de la connaissance de l’euthanasie

            Les espaces de production et de diffusion de la connaissance remplissent la fonction de veille des implications tant médicales que philosophiques de la phase terminale de la vie. D’une part, il s’agit de faire émerger les restrictions imposées aux personnes atteintes d’une maladie grave et/ou incurable par l’État quant au choix de mettre fin à leur vie comme problème. Ces restrictions, qui consistent dans la pénalisation de l’acte, sont posées comme une entorse au principe de liberté – qui est perçu comme un droit naturel. Cette pénalisation est pour ainsi dire contestée au nom de ce principe. Les acteurs publics sont interpellés en vue de rétablir les malades dans leur droit, donc de faire cesser l’injustice et l’iniquité dont ils sont victimes. D’autre part, ils constituent le lieu de codification des demandes relatives à la possibilité de mettre fin à sa vie. Ces demandes sont définies dans la catégorie du droit subjectif, c’est-à-dire comme un pouvoir appartenant au malade, une faculté, une liberté.

            Les espaces de production et de diffusion de la connaissance permettent également d’appréhender l’influence de ces pratiques sur la perturbation du fonctionnement du système médical, qui repose sur le rapport de confiance entre personnel soignant et patient ainsi que sur la liberté médicale. Celle-ci est entendue ici comme le pouvoir de diagnostic et de prescription. La perturbation du fonctionnement du système est rapportée principalement à la répression de l’euthanasie, qui est pensée comme la forme d’une mort douce dans la dignité. La possibilité de mettre fin à sa vie est supposée répondre à quelques nécessités supposées : (1) le caractère superflu de l’acharnement thérapeutique, dans les cas de personnes dont la dégradation de l’état de santé est irréversible ; (2) le respect de la volonté du patient ; (3) le devoir de compassion envers les douleurs et la déchéance d’une personne ; (4) le primat de la liberté naturelle, qui est l’étalon de tout système normatif.

            Comme il a été souligné plus haut, la question de l’euthanasie est introduite dans les débats publics français par l’article de Michel Lee Landa publié dans Le Monde du samedi 19 novembre 1979 intitulé « Un droit ». La réflexion de l’auteur sur ce sujet s’appuie sur ses expériences personnelles : en 1968 sa mère est morte à 40 ans d’un cancer. En 1976, son père est décédé, à la suite d’une longue maladie. Ces expériences l’ont conduit à soutenir l’idée que les malades condamnés doivent pouvoir bénéficier au moins d’une mort douce. Lorsqu’il a appris qu’il est lui-même atteint d’un cancer du poumon en février 1981, il refuse de se soigner. Il meurt à son domicile, le 25 août 1981.

            Il a fallu attendre 1995-1996 pour que le débat sur l’euthanasie en France soit véritablement relancé. L’étude réalisée par Martine Sibelle Husson intitulée « Le problème de l’euthanasie à l’hôpital », dans le cadre de son Diplôme Universitaire en soins palliatifs et accompagnement, a permis de prendre conscience de l’ampleur de ces pratiques. Cette étude montre que près de la moitié des gens admis en réanimation décèdent à la suite d’une décision d’euthanasie passive. Ces résultats sont confirmés par une étude nationale réalisée en 1997-1998 par le Dr Édouard Ferrand sur les décès dans les services de réanimation.

            D’importants moyens sont alors mis en œuvre en vue de la quantification de l’opinion favorable à l’euthanasie dans la société française : un sondage réalisé par l’institut IPSOS pour « la marche du siècle » et Le Figaro le 4 et 5 septembre 1998 sur un échantillon de 965 personnes révèle qu’une très grande majorité des Français se disent favorables à l’euthanasie. Un autre sondage effectué à la même période à la demande de l' « association pour le Droit de mourir dans la dignité » indique que 84 % des Français se disent favorables à ce que soit reconnu au malade le droit d’être aidé à mourir en cas de maladie grave et incurable. Ils sont par ailleurs 82 % à souhaiter sa dépénalisation. En 2001, un autre sondage réalisé par la SOFRES révèle que 86 % des Français en faveur d’une aide à mourir. Le sondage IFOP réalisé en décembre 2002 montre un renforcement de l’opinion favorable à l’euthanasie, soit 88 % des sondés.

            La connaissance du phénomène est véhiculée par un discours où l’euthanasie est expliquée par le principe de liberté et de dignité de l’homme – il s’agit de « La dernière liberté » explique François de Closets. La conscience de la dignité de soi est prise pour la totalité des motifs pouvant conduire le patient à choisir de mettre fin à sa vie – les autres causes possibles sont soigneusement occultées. Il s’agit notamment du sentiment de gêne que pourrait éprouver le malade relativement aux signes de fatigue de l’équipe médicale ou de la famille désireuse d’en finir en raison du coût psychologique jugé insupportable. Des similitudes sont alors établies entre des états physiques : vieillesse, douleurs, déficiences motrices ou mentales et des états représentés (abstraits) : perte de dignité – sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement la comparaison. En conséquence, la bonne santé physique et mentale est associée à l’idéal de la vie qui vaut la peine d’être vécue :

« Or, comment peut-on se dire libre et maître de son destin si l’on ne peut éviter la déchéance, sinon par un suicide solitaire, préparé en secret et dont l’issue n’est jamais certaine ? Bien sûr, je ne me permettrai jamais de devenir geignard, pusillanime et capricieux comme l’oncle Machin qui réclame sa nourriture avec des cris perçants et bave en mangeant. Pas pour moi le destin de grand-mère sourde et aveugle, qui se parle avec des petits bruits effrayés et qui ne quittera son lit que pour sa tombe. Pas moi le radoteur, le gâteux, le grabataire, qui ne contrôle même plus ses sphincters, dégage une puanteur atroce et, dont les fesses ne sont qu’une plaie vive. Une visite à un mouroir est fortement recommandée à tous ceux qui ne veulent pas entrer dans la vieillesse à reculons. Je leur garantis une vision saisissante de notre civilisation, une insulte à leur dignité, une remise en question fondamentale comme l’est la présence de certaines maladies mentales. »

Actions et initiatives

            Les actions consistent dans des gestes, des déclarations, des campagnes d’informations, d’élaborations de propositions de lois, qui tendent à secouer l’opinion et à forcer l’inscription de l’euthanasie sur l’agenda de l’Assemblée nationale. Le 12 janvier 1998, 132 personnes signent une déclaration, publiée au journal France-Soir, appelant à « la désobéissance civique » : « légitime, même si c’est illégal, d’aider une personne à accomplir sa volonté de mourir, maintes fois exprimée en pleine conscience et lucidité, par écrit ou par tout autre moyen incontestable ». Les signataires estiment : « légitime, même si c’est illégal, d’aider une personne à accomplir sa volonté de mourir, maintes fois exprimée en pleine conscience et lucidité, par écrit ou par tout autre moyen incontestable ». Parmi eux, on trouve certaines personnalités telles que : Gilles Perrault, Agnès Varda, Pierre Bourdieu, Dominique Fernandez, Michel Polac et Françoise Giroud. Le 26 janvier 1999 Pierre Biarnes, avec les signatures de 55 autres sénateurs, dépose une nouvelle proposition de loi relative au droit de mourir dans la dignité sur le bureau du Sénat. Le 19 décembre 2001, une proposition de loi instituant le droit de mourir dans la dignité est déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale, à l’initiative des députés, Jean-Pierre Michel et Jacques Desallangre.

            En 2002, les candidats aux élections présidentielles sont interpellés sur cette question par d’une lettre émanée du Dr Jean Cohen et d’Henri Caillavet (membre Comité National Consultatif d'Ethique depuis 1981, respectivement président et président d’honneur de l’ADMD. Les candidats devaient répondre à la question suivante : « Êtes-vous favorable à la dépénalisation de l’euthanasie ? » Le 10 avril 2003, une proposition de « Loi relative au droit de finir sa vie dans la liberté » a été déposée à la Présidence de l’Assemblée Nationale, sous la signature de quelque quatre-vingts députés. Le 24 septembre 2004, une campagne nationale de signatures d’une proposition de loi dite « Loi Vincent Humbert » est lancée par Marie Humbert, avec le soutien de l’association « Faut qu’on s’active » et de l’ADMD. Il s’agit de recueillir au moins 100 000 signatures pour le 15 novembre afin d’en confier le dépôt à des parlementaires.

Re codification du phénomène de fin de vie et solution alternative

            La codification consiste à rapporter la compréhension et le traitement d’un fait ou d’un comportement à des principes donnés. Ces principes peuvent être déduits immédiatement de l’existence de l’individu et de ses intérêts personnels ou de la collectivité et de la nécessité de sa cohésion. Les acteurs publics ont tendance à voir dans tout problème social le signe d’un danger mettant en cause le fonctionnement de la société dans son ensemble, la sécurité des vies et des biens, qui constituent les contours des intérêts qu’ils prennent en charge – donc à lui appliquer des traitements en conséquence. C’est ainsi que le phénomène de fin de vie est redéfini en relation avec la protection des personnes concernées, qui sont en situation de vulnérabilité.

Phénomène de fin de vie et la nécessité de protection des personnes concernées

            Le 30 novembre 2004, l’Assemblée nationale vote à l’unanimité la loi portant sur les « Droits des malades et fin de vie » préparée par Gaëtan Gorce, député PS, et Nadine Morano, députée UMP et défendu par le député UMP Jean Leonetti, président de la commission créée à cet effet. Ce texte reconnaît la volonté du malade, proche de la mort ou maintenu en vie artificiellement, de refuser ou d’interrompre un traitement. La reconnaissance est assortie de l’obligation de respect de cette volonté (art. 3 et 4), comme le revendiquent les acteurs du mouvement pour la dépénalisation de l’euthanasie.

            Dans la nouvelle configuration de rapport de pouvoir au sein de l’espace médical, la décision du médecin est subordonnée à la volonté du malade, ou, à défaut, aux autres procédures prévues par les articles 2 et 3 de la loi : la procédure collégiale définie par le code de déontologie médicale, ou la consultation de la personne de confiance prévue à l’article L. 1 111-6 du code de la santé publique ou de la famille ou, à défaut, d’un de ses proches (art. 5). En dehors de sa décision d’arrêter le traitement, le médecin est tenu de soulager la souffrance du malade par tous les moyens qu’il juge efficace, y compris en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie, sous réserve d’en informer à l’intéressé lui-même, à la personne de confiance visée à l’article L. 1 111-6, à la famille ou, à défaut, à un des proches (art. 2).

            Il importe de noter que cette loi ne crée aucun automatisme quant à l’euthanasie. Elle aménage un cadre formel de dialogue entre le médecin, le malade et ses proches. Elle organise la collégialité. Elle encadre des pratiques qui relevaient jusque-là de l’arbitraire privé des acteurs.

L’euthanasie, un problème d’intérêt d’ordre public

            Alors que le discours des militants pour le « droit à mourir dans la dignité » issus de la société civile codifie la gestion de fin de vie dans la forme des affaires intimes, le discours juridique (re) codifie ce problème dans celle de la protection du malade, qui est en situation de détresse. Il s’agit d’un devoir incombant à l’État, qui revendique avec succès le monopole de la représentation de l’intérêt de la société dans son ensemble. L’obligation qui est faite au médecin d’inscrire la décision du malade dans le dossier médical (art. 6), si la limitation ou l’arrêt du traitement relève de sa volonté, ou les motifs de la décision, si celui-ci est hors d’état d’exprimer sa volonté (art. 5), apparaît comme l’institution d’un contrôle exercé par l’État. Dans ce cas précis, l’intérêt de la société est représenté comme l’état où la vie de chacun est mise à l’abri du bon plaisir du personnel médical, y compris de celui des proches. Ici la liberté n’est pas comprise comme une faculté naturelle de l’« individu autosuffisant ». Elle est perçue à travers le prisme étatique, dans la plus pure tradition de Montesquieu, c’est-à-dire comme « le droit de faire tout ce que les lois permettent ». Dans ces conditions, la source de la liberté ne peut pas être recherchée dans la volonté individuelle mais dans celle de l’État, qui édicte les lois au nom de la société dans son ensemble dont il est l’organisation officielle.

            Devant rester conformes aux codes propres au système étatique auquel ils appartiennent, les acteurs politiques ne pouvaient pas recevoir le problème de fin de vie tel qu’il était formulé par les acteurs de la société civile, c’est-à-dire comme une question qui met simplement en jeu les intérêts particuliers des acteurs directement concernés : médecins, malades, familles, proches. Ils ont dû le reformuler en vue de le rendre conforme à l’esprit des lois, qui vise avant tout la protection des individus – plus particulièrement les plus faibles. « On a été au plus loin de ce que la société française peut accepter aujourd’hui », affirment à l’unisson Gaëtan Gorce, député PS, et Nadine Morano, députée UMP, à l’origine de ce texte. Cela signifie probablement que la décision d’abréger la vie demeure un acte grave que la société française n’est guère disposée à laisser à l’initiative personnelle des intéressés affranchis de tout contrôle public.

En guise de conclusion

            L’existence et l’affrontement des conceptions différentes relatives au phénomène de fin de vie indiquent le caractère problématique des qualités attribuées aux faits et aux comportements sociaux en général. Autrement dit, les attributs dont ils sont revêtus relèvent de l’activité cognitive des acteurs qui s’y intéressent. Ces attributs ne relèvent pas pour ainsi dire de la matérialité des faits, des comportements et des pratiques sociales en soi mais des paradigmes, des référentiels, c’est-à-dire des « visions du monde » qui contiennent les codes permettant de les saisir.

            L’objet de toute mobilisation collective est toujours intentionnel, c’est-à-dire représenté de manière conforme aux paradigmes ou aux référentiels partagés par les acteurs. La conséquence est que tout « entrepreneur de cause » doit construire un récit autour de l’objet en question tel qu’il puisse y intéresser d’autres acteurs sociaux, dont le soutien est indispensable pour faire basculer les rapports de forces en sa faveur. En mettant en avant la liberté et la dignité du patient, et en mélangeant volontiers le sens d’états divers : « bien portant » et « dignité », « capacité de décider des modalités de sa mort » et « liberté », les acteurs s’inscrivent dans un registre cognitif où il devient possible d’intéresser de larges secteurs de la société française participant de la culture libérale et individualiste. Toutefois, la solution juridique proposée ne résulte pas des référentiels d’où procède la perception qu’ont les acteurs de la mobilisation du problème de fin de vie. Elle se rapporte aux codes de fonctionnement du système politique, qui pose tout acte privatif de la vie ou de la liberté comme quelque chose qui appartient à la sphère de l’État.


A ce propos Michel Lee Landa, fondateur de l’ADMD, explique : « Imaginons un instant une culture où la mort serait appréhendée comme la métamorphose qu’elle est réellement. Celle-ci serait ritualisée à l'instar de la naissance ou du mariage comme un changement d’état. Le droit de choisir l’instant de sa métamorphose serait accepté comme l’est devenu aujourd’hui, au moins légalement en quelque vingt ans, le droit pour la femme d’être maîtresse de sa fécondité.

Chacun pourra donner à sa mort le cadre et le style qui lui conviennent et exprimeront le mieux son destin propre. L’un convoquera toute sa famille, l’autre quelques intimes. On choisira de mourir un soir d’été à la campagne, au coin du feu, l’hiver, en regardant la télévision ou en écoutant Bach. “Je vois cela d’ici ! me dit un ami. C’est toute une industrie que tu appelles à naître. La mort à forfait : plusieurs formules, tout compris, à des prix très étudiés. Ah ! mourir à Tahiti dans les bras d’une jeune indigène, un seau à champagne à son coude... » (Michel Lee Landa, « Un droit », Le Monde, 19 novembre 1979, page 2).

Idem.

Dans la définition de R.W Cobb. et C.D. Elder, la notion d’ « agenda » renvoie à l’ensemble des problèmes qui concernent, d’une manière ou d’une autre, les acteurs publics (l’agenda systémique) aussi bien que l’action visant à leur traitement par la recherche de solutions alternatives (l’agenda institutionnel) [voir : R.W. Cobb et C.D. Elder, Participation in American Politics : The Dynamics of Agenda-Building, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972]. La fonction des mobilisations collectives visent à faire émerger tel ou tel fait comme problème politique et, ensuite, à imposer son inscription sur l’agenda institutionnel.

Vincent Léna, Faut qu’on s’active ! a 9 mois : retour sur un succès foudroyant, août 2004.

François de Closets, La dernière liberté, Paris, Fayard, 2000.

Catherine Leguay, André Comte-Sponville, Mourir dans la dignité quand un médecin dit oui, Paris, Robert Laffont, 2000.

Cité par Catherine Leguay, André Comte-Sponville, op. cit.

En ce qui concerne la fonction de veille que joue la connaissance des phénomènes, voir : Favre P. (sous la dir.), Sida et politique, Paris, l’Harmattan, 1992.

Dans la liste des livres parus au cours de ces dernières années abordant le thème de l’euthanasie, il convient de noter :Françoise Glorion, Vivre avec sa mort, Paris, La Martinière. 2002 ; Léon Burdin, Parler la mort, Paris, Desclée de Brouwer, 1997 ; Marie de Hennezel, La mort intime, Paris, R. Laffont. 1995 ; M-F Bacqué, Le deuil à vivre, Paris, Editions Odile Jacob, 1995 ; Ch. Fauré, Vivre le deuil au jour le jour, Albin Michel ; Renée Sebag-Lanoë, Mourir accompagné, Paris, Desclée de Brouwer, 1986.

François de Closets, La dernière liberté, op. cit.

Parmi les motifs de la décision de Vincent Humbert de solliciter du président de la République « le droit de mourir », il convient de noter que le sentiment de gêne éprouvé à l’égard de sa mère pèse lourdement :

« Monsieur Chirac,

Tous mes respects, Monsieur le président. Je m'appelle Vincent Humbert, j'ai 21 ans, j'ai eu un accident de circulation le 24 septembre 2000. Je suis resté 9 mois dans le coma. Je suis actuellement à l'hôpital Hélio-Marins à Bercks, dans le Pas-de-Calais.

Tous mes sens vitaux ont été touchés, à part l'ouïe et l'intelligence, ce qui me permet d'avoir un peu de confort.

Je bouge très légèrement la main droite en faisant une pression avec le pouce à chaque bonne lettre de l'alphabet. Ces lettres constituent des mots et ces mots forment des phrases.

C'est ma seule méthode de communication. J'ai actuellement une animatrice à mes côtés, qui m'épelle l'alphabet en séparant voyelles et consonnes. C'est de cette façon que j'ai décidé de vous écrire. Les médecins ont décidé de m'envoyer dans une maison d'accueil spécialisée. Vous avez le droit de grâce et moi, je vous demande le droit de mourir.

Je voudrais faire ceci évidemment pour moi-même mais surtout pour ma mère; elle qui a tout quitté de son ancienne vie pour rester à mes côtés, ici à Berck, en travaillant le matin et le soir après m'avoir rendu visite, sept jours sur sept, sans aucun jour de repos. Tout ceci pour pouvoir payer le loyer de son misérable studio. Pour le moment, elle est encore jeune. Mais dans quelques années, elle ne pourra plus encaisser une telle cadence de travail, c'est à dire qu'elle ne pourra plus payer son loyer et sera donc obligée de repartir dans son appartement de Normandie.

Mais impossible d'imaginer rester sans sa présence à mes côtés et je pense que tout patient ayant parfaitement conscience est responsable de ses actes et a le droit de vouloir continuer à vivre ou à mourir.

Je voudrais que vous sachiez que vous êtes ma dernière chance. Sachez également que j'étais un concitoyen sans histoires, sans casier judiciaire, sportif, sapeur-pompier bénévole.

Je ne mérite pas un scénario aussi atroce et j'espère que vous lirez cette lettre qui vous est spécialement adressée. Vous direz toutes mes salutations distinguées à votre épouse. Je trouve que toutes les actions comme les pièces jaunes sont de bonnes oeuvres.

Quant à vous, j'espère que votre quinqennat se passe comme vous le souhaitez malgré tous les attentats terroristes.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'expression de mes sentiments les plus distingués. »

Michel Lee Landa, « Un droit », op. cit.

Nombre de votants 551 ; Nombre de suffrages exprimés 548 ; Majorité absolue 275 ; Pour l'adoption 548 ; Contre 0.

Cette conception est influencée par Montesquieu pour qui « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir » (Montesquieu, De l’esprit des lois, 1956, Bourges, Imprimerie André Tardy, Tome 1, p. 162).

Cité par Par Eric FAVEREAU, « Euthanasie passive, la fin d'un tabou », Libération, 26 novembre 2004.

Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la Réalité, Masson/Armand Colin, Paris, 1996, 2ème édition.

Hall P., “Policy paradigm, Social Learning and the State”, Comparative Politics, vol. 25, 1993, n° 3, pp. 275-296.

Jobert B., Muller P., L’État en action, Paris, PUF, 1987.



Màj : 3/10/07 14:43
 
Haut de page
Fermer la fenêtre