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06/08/04 Jacques Ellul
CARTES
Le texte publié ici a paru pour la première fois dans Bulletin SEDEIS, numéro 905, Supplément numéro 1, 20 décembre 1964.
Il a été repris récemment dans Cahiers Jacques ELLUL, pour une critique de la société technicienne, La technique, numéro 2, mars 2004.
Les références de l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber auxquelles nous renvoie Jacques Ellul sont celles de l’édition Plon « Recherche en Sciences humaines » traduit de l’allemand par J.Chavy, Paris 1963, 322 p. La première édition allemande date de 1905.
Les références entre crochets nous reportent à l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, texte intégral, éditions Plon, collection AGORA, première édition 1964, deuxième édition corrigée 1967.

Max Weber, l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme

I

  • Le capitalisme moderne, différent de ce que l’on appelle souvent ainsi dans d’autres civilisations, se caractérise d’abord par une recherche rationnelle du profit. Il suppose donc un calcul effectué en capital. Toutes les opérations sont estimées en argent et font l’objet de comparaisons quant aux résultats en argent. Un second caractère du capitalisme est l’organisation rationnelle du travail libre. Ainsi le calcul exact que doit faire le capitalisme est l’organisation rationnelle du travail libre. Pour arriver à l’organisation capitalistique, il fallait bien entendu réaliser des progrès techniques, une certaine conception du droit, un certain type d’administration. Donc Weber n’isole nullement un caractère ou un facteur. On se trouve en présence dès l’abord d’une analyse rapide de la multiplicité des facteurs, mais à ses yeux, l’un des plus décisifs est la rationalité, avec son aspect concret de rationalisation. Les structures matérielles n’ont été que la conséquence d’un nouvel état d’esprit. L’Etat d’esprit capitaliste se crée vers la fin du XVIIe siècle, début du XVIIIe siècle.
  • L’esprit du capitalisme : Weber montre bien que parler de rationalité n’explique au fond pas grand chose, car la rationalité ne vient pas de l’influence d’une philosophie à laquelle on adhérerait par conviction intellectuelle. Weber ne cite même pas Descartes et je lui donne infiniment raison, il cherche plus profond. Quel est le soubassement ? Il faut qu’il y ait eu non pas une adhésion intellectuelle mais un changement de conception de la vie. Il met alors en valeur un aspect essentiel : l’esprit du capitalisme est une éthique. C’est-à-dire que le comportement économique du plus grand profit n’est pas seulement un résultat de l’appétit d’argent ou de puissance, ni une attitude utilitariste : il représente le « bien », ce qui dans le cas de Fugger exprime l’audace commerciale et certaine disposition personnelle moralement indifférente, revêt chez Franklin le caractère d’une maxime éthique pour se bien conduire dans la vie (p.51)[p.47]. Cette transformation d’un comportement économique en valeur éthique, en « sens de la vie » est la plus grande mutation car cette conviction engendre à la fois un style de vie déterminé, individuel, pour atteindre ce bien mais en même temps provoque l’apparition d’une éthique sociale, qui tendra à devenir obligatoire en insérant l’individu dans le comportement économique. Or ceci ne s’explique pas par la rationalité : c’est l’inverse qui est vrai, car « la vie peut-être rationalisée conformément à des points de vue finaux extrêmement divers » (p.83)[ p.80]. Et l’origine d’un processus de rationalisation est toujours irrationnelle. Or, cette recherche du bien, grâce au maximum d’efficacité économique, cette qualification éthique de l’activité économique entraînent des « bénéfices » psychologiques considérables qui expliquent en partie la réussite de la transformation et l’adhésion des individus ou plutôt, l’activité économique qui jusqu’alors ne produisait que des biens matériels, va en outre donner maintenant des satisfactions psychiques. La notion de  « gain » ou de « bénéfices  psychologiques » est très importante chez Weber. Bien entendu, il ne s’agit pas seulement de perspectives matérielles, mais aussi ce que nous appellerions  maintenant le besoin de justification, le besoin d’intégration, etc.  Ces bénéfices psychologiques poussent l’individu à adopter telle conduite, car ne réussissent que les codes de conduite qui sont soutenus par un bénéfice psychologiquement efficace. Or, ces bénéfices sont mieux assurés par une éthique à caractère religieux : «  une éthique ancrée dans la religion entraîne pour le sujet certains bénéfices psychologiques, de caractère non économique, extrêmement efficaces pour le maintien de l’attitude qu’elle prescrit » (p.59)[ p.56]. Et c’est ici que vient s’accrocher l’influence religieuse.
  • Pour montrer le lien entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber procède à quelques constations de fait : à partir d’une enquête statistique dans le pays de Bade, il généralise en affirmant que les chefs d’entreprise, les détenteurs de capitaux, le personnel technique sont en grande majorité protestants. Presque partout où le capitalisme a eu à l’origine les mains libres on constate cette proportion très forte des protestants, (et parmi les protestants, les calvinistes) à la possession du capital. Le calvinisme affirme t-il, partout où il est apparu présente toujours la même influence économique et l’orientation vers le capitalisme. Schématiquement on peut constater que les protestants sont en effet historiquement liés au développement des entreprises industrielles et commerciales et que parmi eux l’on constate un alliage remarquable d’un sens aigu des affaires combiné avec une piété qui pénètre et domine la vie entière. Cette union entre une vie réglée par la religion et un sens très aigu des affaires est remarquable et demande à être élucidée. Mais ceci n’est qu’une conséquence d’un fait plus profond. L’attitude économique, exprime une attitude psychologique (par exemple esprit de travail et progrès) laquelle reflète une conviction morale qui repose elle-même sur une adhésion religieuse. Ce n’est donc pas le fait même que les protestants participent matériellement à la création du capitalisme qui compte, mais leur apport d’un esprit nouveau. Car souligne Weber, le mouvement matériel économique n’aurait certainement pas pu surmonter les obstacles sociologiques par lui-même (tradition, attitude envers la nature, institutions, etc. ). Il a fallu, pour renverser les structures morales et sociales antérieures, une puissance plus grande que la simple soif du gain. Et d’autre part l’activité matérielle, économique, est toujours une action individuelle. Or, quelques interventions de ce type ne suffisaient pas à créer le capitalisme, nouvelle structure de la société : il fallait une mutation morale globale, qui a reposé sur une mutation religieuse. Tel est donc le problème finalement posé : « dans quelle mesure des influences religieuses ont contribué qualitativement à la formation d’un tel esprit, et quantitativement à son expansion dans le monde. »- « quels sont les aspects concrets de la civilisation capitaliste qui en ont découlé » (p.107)[ p.103]. Il faut rechercher pour y répondre « si certaines affinités électives sont perceptibles entre les formes (protestantes) de croyance religieuse et l’éthique professionnelle » et «  de quelle façon, dans quelle direction le mouvement religieux, par suite des affinités électives a influencé le développement de la civilisation matérielle ’  »(p.108)[ p.104].

4)       Pour répondre à la question, Weber n’adopte pas une voie unilinéaire. Il reprend différents éléments de la rhétorique protestante en procédant à leur combinaison éthique. Il analyse également les apports des diverses étapes de l’évolution du protestantisme et de formes ecclésiastiques ou théologiques, luthéranisme, calvinisme, piétisme, méthodisme, baptisme. Ce qu’il retient essentiellement c’est la conception de la vocation (issue de Luther), le dogme de la prédestination (dans le calvinisme) ; la tendance ascétique (dans le calvinisme et le piétisme), la rationalisation religieuse (dans le méthodisme) et le volontarisme (dans le baptisme). En tout cas, sa thèse générale est que le protestantisme n’a pas « libéré » l’homme. Il combat l’idée, simpliste, que la Réforme serait une réaction contre l’autoritarisme de l’église catholique, sa prétention à tout réglementer et l’autorité du pape. L’idée souvent émise que les marchands et les banquiers ont adhéré à la Réforme serait une réaction parce que cela les délivrait de la réglementation catholique (et particulièrement celle du prêt à intérêt) lui paraît totalement fausse (à moi également). La Réforme institue une nouvelle forme de domination de l’Eglise. Elle ne crée pas de joyeux citoyens, gros consommateurs, etc. Elle donne naissance à un ascétisme d’un nouveau genre, qui appellera l’ascétisme séculier ; et Weber montre que la seule libération des règles anciennes n’aurait pas pu conduire à la formation du capitalisme : c’est l’ascétisme séculier qui a été la base et le motif de l’activité capitaliste.

  • Le premier apport décisif est celui de la vocation chez Luther : le terme employé par Luther (beruf) signifie en même temps appel de Dieu, vocation au salut, métier, besogne. Weber montre que c’est la première fois chez Luther que cette union va se faire. Au Moyen-Age encore le travail n’est nullement glorifié, les professions commerciales ou artisanales sont plutôt récusées (Vix deo placere potest). Pour la première fois le terme allemand Beruf apparaît avec son ambivalence dans les traductions de la Bible faites par Luther. Cela repose sur toute une conception théologique complexe : si l’homme exerce le métier qu’il exerce, c’est la volonté de Dieu, qui régit toute chose et situe chacun à sa place. D’autre part chaque homme est appelé à vivre sa foi, dans le monde et non pas séparé du monde, ce n’est pas dans les couvents que l’on peut incarner sa foi, mais dans la société ; or le principal aspect de la participation sociale est le métier. Donc c’est dans le métier qu’il faut témoigner sa foi : « les affaires temporelles constituent l’activité morale la plus haute que l’homme puisse s’assigner ici bas » (p.91)[ p.90]. Dès lors Luther affirmera que tous les métiers licites ont la même valeur devant Dieu et de plus qu’il n’y a pas de différence à faire entre la vocation spirituelle et la vocation mondaine. Un troisième aspect de cette attitude tient à la conviction que l’homme a été crée par Dieu pour exploiter et faire fructifier la nature. Donc, dans le métier, l’homme remplit bien sa vocation divine. Enfin, l’accomplissement dans le monde de la besogne professionnelle est pour Luther l’expression extérieure de l’amour du prochain, ce qu’il justifie par cette observation  que « la division du travail contraint chaque individu à travailler pour les autres » (p.93)[ p. 91]. telle est pour Weber la révolution psychologique fondamentale : le travail utile dans un métier est saint, c’est la seule façon d’exprimer sa vocation. Toutefois chez Luther on trouve plus nettement marquée l’idée que l’homme sert Dieu in vocatione. Par la suite, ceci se développera, et dans les générations protestantes qui suivent ces idées seront poussées à l’extrême et durcies. S’adonner à un métier devient la vertu chrétienne suprême. C’est le moyen de lutter contre les mauvais penchants de l’homme ; c’est la pratique ascétique de mortification de la chair, par excellence ; c’est grâce à la réussite, l’attestation de la bénédiction de Dieu, c’est finalement le seul moyen que possède l’homme de manifester son obéissance à dieu et de le louer. Ainsi le chrétien ne sert plus seulement Dieu in vocatione, mais maintenant per vocatione.
  • Toutefois cette sanctification du travail et du métier ne suffit pas. Le dogme de la prédestination a eu également une importance majeure ; Il s’agit du dogme de la double prédestination (prédestination des uns au salut pour manifester l’amour et la grâce de Dieu, prédestination des autres à la damnation pour manifester la justice de Dieu ; les deux aspects étant exclusivement destinés à faire apparaître la gloire de Dieu). Chez Calvin, aucun homme ne peut dire de lui-même s’il est prédestiné au salut, ni des autres qu’ils sont prédestinés à la perdition. Aucune certitude ne peut-être acquise, et le croyant reste toujours en suspend, toujours devant l’alternative « sauvé ou « damné ». Mais, comme Weber le souligne, cette situation était intolérable : on ne pouvait pas échapper à une recherche de « signes » qui permettent au croyant de se rassurer et de découvrir que finalement il était prédestiné au salut. Cela étant d’autant plus inévitable que la croyance très généralisée, profondément ancrée, dans la prédestination plaçait l’homme dans une solitude intérieure totale, et le conduisait à un refus rigoureux de toute espèce d’élément sensuel ou émotionnel dans la religion et la piété. La seule question était finalement intellectuelle. C’était donc un « individualisme pessimiste ». mais dans cette situation même, l’homme cherchait les intérêts de son salut. Très vite dans les recueils de conseils, de maximes morales, de sermons, paraît l’idée que le travail sans relâche dans un métier est le meilleur moyen de dissiper le doute religieux et donner la certitude de la grâce (p.134)[ p.133]. D’une part, il y a une recherche de preuves : et alors la vertu professionnelle, la réussite (attestation de la bénédiction) deviennent des preuves que l’individu se donne à lui-même. D’autre part, il y a la conviction que l’épreuve de la foi est indispensable : or, c’est dans le monde, dans la vie professionnelle que cette épreuve est la plus complète. Et si l’on sort vainqueur de l’épreuve, alors c’est une sorte de garantie de son élection. Mais cette doctrine de la prédestination devait encore entraîner d’autres conséquences : une certaine inhumanité dans les relations avec les autres hommes, par suite d’un rigoureux théocentrisme. Seule compte la gloire de Dieu. Le monde existe pour servir la Gloire de Dieu. La prédestination à la perdition aussi. Donc ce n’est jamais le prochain qui compte, mais seulement Dieu. L’amour du prochain est déterminé par la relation exclusive avec Dieu : ne doit être fait que ce qui sert à la gloire de Dieu, l’amour du prochain est donc très impersonnel, car tout ce qui est personnel serait finalement une glorification de la créature. Evidemment cette impersonnalité dans la pratique économique aboutira à des conséquences de comportement capitaliste.

Une autre conséquence du même dogme, c’est le caractère utilitaire de l’éthique calviniste. Il n’y aucun conflit possible entre l’individu et l’éthique. L’homme convaincu de son salut atteste ce salut par les résultats objectifs de son action. Il s’agit non pas d’actions gratuites pour louer Dieu abstraitement, mais d’atteindre des objectifs utiles et positifs, « une idée exaltait le calviniste : celle que Dieu en créant le monde y compris l’ordre social, a dû objectivement concevoir des moyens de célébrer sa gloire ; qu’il a dû vouloir non pas la créature pour elle-même, mais l’ordonnance du créé soumis à sa volonté. C’est pourquoi libérées par la doctrine de la prédestination, les énergies actives de l’élu se transformaient en efforts pour rationaliser le monde » (p.126-127)[ p.122]. Libérés ? Oui, puisque l’individu n’avait plus à rechercher son salut : s’il était prédestiné, il était sauvé ou perdu de toute éternité, sans qu’il puisse rien changer. Donc il pouvait « s’occuper du monde d’ici-bas ». Et ce texte nous conduit à un dernier effet de la doctrine de la prédestination : la rationalisation. La théologie calviniste est rigoureusement rationnelle. Le comportement de l’homme doit l’être aussi et son action sur le monde, car tout ce qui échappe à cette rigueur est finalement une sorte d’idolâtrie de la chair. Toute relation humaine doit être rationalisée pour échapper au sentimentalisme, etc. Mais cette rationalisation doit être comprise : ce n’est pas un rationalisme, ce n’est pas une rationalisation dernière de la raison. En réalité, la vie du chrétien est rationalisée par rapport à un but unique : accroître sur la terre la gloire de Dieu. C’est à partir de cette fin qu’une vigoureuse rationalisation s’effectue. Il faut alors anéantir la jouissance instinctive et spontanée, mettre de l’ordre dans les conduites individuelles, établir une méthode d’action dans le monde (mais ceci joint à l’idée de vocation, veut dire : méthode dans le travail, dans le comportement économique). La régulation méthodique de la vie personnelle est l’expression éthique la plus sûre de la croyance à la prédestination. Mais cette régulation implique à la fois des êtres soumis à notre autorité, et aussi celle des structurations sociales et économiques.

   7)  Et ceci mène alors à un nouvel effort du calvinisme : l’ascétisme séculier.

    Par suite du refus d’idolâtrie à l’égard de la créature, le calvinisme mènera un genre de vie ascétique. Il ne s’accordera aucune liberté, aucun plaisir. Mais ceci n’avait pas tellement une nuance négative que positive : il s’agissait moins de s’empêcher de …, que de se libérer intérieurement des liens étroits qui enserrent l’homme, dans le monde et le péché. L’homme devait ainsi être libéré pour le service de Dieu dans le monde, dans la mise en service des richesses du monde. Autrement dit, il fallait mener une vie sainte dans le monde. Et l’on atteint ici ce que Weber considère lui-même comme l’une de ses thèses fondamentales : « la réforme a fait sortir du monastère ascétique rationnel chrétien et sa vie méthodique pour les mettre au service de la vie active dans le monde ». (p.147). Au fond le calvinisme conduit le chrétien à mener une vie monacale sans monastère. « Les natures passionnément spirituelles et austères qui avaient alors fourni les meilleurs représentants du monachisme étaient forcées de poursuivre désormais leurs idéaux ascétiques à l’intérieur de la vie professionnelle. (p.150). mais dans la mesure où cet ascétisme fondé sur ka prédestination s’exprime dans une rationalité et une intervention sur le monde, il va s’exprimer non pas dans la conduite exclusive de sa propre vie, mais dans une volonté d’organisation sociale en considération de l’au-delà. Weber montre alors comment ces différents éléments, inclus dès le début dans le mouvement de la Réforme, se sont accentués au XVIIe et XVIIIe siècle, dans les tendances piétistes, méthodistes, baptistes, et ont donné le style de vie puritain.

        8)  La création de cet état d’esprit, de ces convictions, de ce style de vie ont enfin abouti à créer un « esprit », l’esprit du capitalisme, qui, considéré de point de vue éthico-économique (et non plus dans la perspective théologique) donnait à peu près ceci.

Ce qui est inacceptable, ce n’est pas la possession des biens et des richesses, mais la consommation ostentatoire, le plaisir dans la consommation et le repos dans la possession : le fait de se satisfaire de ce que l’on a et d’y mettre sa joie et sa confiance. Sont également inacceptable le repos et le mauvais usage du temps. Gaspiller son temps devient le plus grave de tous les péchés. Et l’on passera rapidement par la combinaison de ces deux jugements à la formule que le temps c’est de l’argent. Et, de même, que l’exercice de son travail est « une célébration du culte divin ». Le travail acquiert donc une valeur en soi, non pas pour acquérir ni pour aboutir au repos, mais comme moyen de mortification et obéissance à Dieu. La conception du travail qui doit être fait le mieux possible conduit à la conception de la division du travail, préconisée et justifiée par les luthériens et les puritains. Or, en face du travail, la richesse acquiert aussi une valeur, comme signe de bénédiction, comme expression que l’on a réussi à remplir sa vocation.

Mais cette richesse ne doit pas conduire à consommer : elle ne peut consister que dans un outil pour davantage travailler. La combinaison de ces deux éléments conduit donc à l’attitude capitaliste : travailler sans relâche quelle que soit sa richesse. Et acquérir des richesses pour travailler mieux. On assiste alors à une volonté d’acquisition rationnelle et une lutte contre l’usage irrationnel des possessions. Enfin cette discipline que le puritain s’imposait, il l’imposait aux autres, et cette éthique du travail valait aussi pour les ouvriers : «  la puissance de l’ascétisme religieux mettait à sa disposition des ouvriers sobres, consciencieux, d’une application peut commune, faisant corps dans une tâche considérée comme un but voulu par Dieu » (p.240)[ p.218]*. Donc l’éthique protestante va favoriser le développement de la classe ouvrière, va permettre psychologiquement l’intégration de cette classe dans le système capitaliste. Ainsi tous les facteurs éthico-psychologiques sont rassemblés pour que le capitalisme dans ses formes économiques et institutionnelles devienne possible.

II

Cette grande analyse sociologique a fait l’objet de nombreuses critiques qui, il faut bien le dire, proviennent d’une lecture hâtive et superficielle de ce travail extrêmement minutieux et complexe. Nous allons résumer ces critiques car elles servent à préciser le sens de l’œuvre de Weber.

    • On a rappelé que le capitalisme avait existé ailleurs et en d’autres temps, donc que l’influence religieuse est secondaire. Weber avait répondu d’avance en soulignait que le capitalisme occidental des XVIIIe et XIXe siècle est différent de ce que l’on appelle généralement ainsi et qu’il cherchait justement cette spécificité. Nous aurons d’ailleurs à revenir sur ce problème. On a également objecté que le capitalisme avait eu bien d’autres causes que l’éthique protestant. Mais Weber répète un grand nombre de fois qu’il ne cherche pas toutes les causes du capitalisme : «  il est hors de question de soutenir une thèse aussi déraisonnable et doctrinaire qui prétendrait que  l’esprit du capitalisme  ne saurait être que les résultats des influences de la réforme » (p.107)[ p.103]*. En réalité Weber isole volontairement un facteur pour l’étudier, facteur qu’il considère comme nécessaire et décisif mais non pas unique et suffisant. Toutefois si ce facteur n’avait pas existé le capitalisme n’aurait pas pu se constituer. D’un point de vue matérialiste, on a critiqué Weber en reprenant la thèse traditionnelle d’après laquelle les formes économiques ont précédé les superstructures idéologiques. Mais si on admet avec Weber que le « capitalisme » du XVe siècle n’a rien à voir avec celui du XIXe alors on constate en fait historiquement, que le phénomène spirituel est né pour d’autres raisons, et que le processus temporel est bien phénomène spirituel=> phénomène éthique=> phénomène psychologique => phénomène économique. Mais, à l’opposé les protestants ont été assez choqués par la démonstration de Weber. Et la grande affirmation a été : jamais les Réformateurs n’ont enseigné ce que Weber dit de l’éthique protestante. Là encore c’est une lecture hâtive. Weber répète que ce n’est pas l’enseignement de Luther et de Calvin qu’il rappelle, mais qu’il analyse les conduites pratiques, les attitudes de vie du protestant moyen de la 2e ou 3e génération. Il ne s’intéresse non aux doctrines formulées par les théologiens mais aux convictions que l’homme quelconque en a tirées. Il souligne que « la direction pratique diverge souvent de la doctrine des théologiens » (p.59) même si elle en dérive. Il montre que, explicitement Luther et Calvin sont opposés à la tendance ascétique, à la glorification du travail ou de la richesse, qu’ils ont condamnés expressément celle-ci, que l’on ne peut tirer directement l’esprit capitalistique de leur enseignement. Mais que certains éléments de leur doctrine, mal compris ou poussés à l’extrême, allaient provoquer cet « esprit de capitalisme ». La déviation est très claire dans le domaine de la prédestination. Autrement dit, ce n’est pas la doctrine, mais ce que le protestant moyen en a fait qui intéresse Weber.

Enfin on peut rappeler une dernière fausse critique : on a contesté que les protestants aient tenu et tiennent une si grande place dans le développement du capitalisme. On a montré d’autres analyses statistiques, on a rappelé le développement capitalistique de l’Italie, etc. Mais là encore Weber avait répondu d’avance en soulignant qu’il n’analysait pas la situation du capitalisme développé, la place tenue concrètement par des protestants dans le capitalisme adulte, mais le problème des origines et de ce qui a rendu possible l’éclosion du capitalisme. Il reconnaît parfaitement que la situation a changé, que ce ne sont pas forcément les protestants qui sont devenus capitalistes mais que leur état d’esprit, leur style de vie a gagné toute une société, même si celle-ci n’adhérait pas au dogme réformé. Il rappelle en outre que le capitalisme développé, institué, n’a plus besoin à la fin du XIXe siècle de l’appui et de la justification éthico-religieuse : « chacun trouve aujourd’hui en naissant l’économie capitaliste établie comme un immense cosmos, un habitacle dans lequel il doit vivre et auquel il ne peut rien changer, du moins en tant qu’individu » (p.55)[ p.51]. Donc il n’est plus nécessaire aujourd’hui pour perpétuer le capitalisme d’adhérer à la morale puritaine. Les capitalistes ont une attitude indifférente ou hostile au christianisme, l’esprit capitaliste ne repose plus sur une conviction éthico-religieuse, mais sur une adaptation aux conditions économiques. « Le puritain voulait être un homme besogneux, et nous sommes forcés de l’être » (p.245). mais à l’origine, pour procéder à la mutation, il fallait le facteur religieux sans quoi rien n’aurait pu s’ordonner en ce sens.

    • Si la plupart des critiques traditionnellement adressées à Weber n’ont aucune consistance, il en est d’autres cependant qu’on peut formuler plus exactement. La première résulte de la dernière réponse de Weber que nous analysions au paragraphe précédent. S’il est vrai que le problème est celui des origines, pourquoi donc Weber éprouve-t-il le besoin de partir d’une analyse statistique de 1900, sur la répartition du capital ? Pourquoi affirme-t-il que les capitalistes de 1900 sont plus fréquemment protestants ? En réalité ceci soulève un problème très remarquable : on peut contester l’exactitude des faits statistiques avancés par Weber. Je le ferais volontiers. Et cependant son analyse globale reste intacte. Son analyse de la relation entre éthique protestante et esprit du capitalisme me paraît sans critique sérieuse. Sa description de l’origine du capitalisme est juste même si tel fait avancé à titre d’illustration ou même de preuve peut-être rejeté. Certes on peut objecter qu’il ne tient pas compte de l’adhésion de la paysannerie à la Réforme, de la croissance du capitalisme en Italie, de la position majoritaire de l’anglicanisme dans le capitalisme anglais, etc. et pourtant, malgré tout cela, la description sociologique de Weber est vraie. Cela pose à mes yeux un problème très important. Je crois l’étude sociologique fondamentale ne peut pas être faite à partir d’une simple collection de faits exacts et de statistiques. Les faits analytiquement déterminés et les statistiques peuvent servir de matériaux éventuels, de repères et de contrepoint pour vérification mais ils ne rendent pas compte de la réalité sociologique, et on n’atteint pas celle-ci directement par leur connaissance-a contrario, je dirai donc qu’une erreur sur ces faits ne vicie pas forcément une analyse globale. La vérité de celle-ci tient à sa capacité à intégrer et expliquer un plus grand nombre de phénomènes. Nous dirons que, pour Weber, les statistiques ont servi à attirer son

attention sur un fait vrai, localement, inexact si on le généralise, et qu’à partir de ce signal ; il a procédé à une analyse toujours plus profonde du phénomène, qui a une certaine profondeur est exacte même su dans l’aspect superficiel du phénomène sa généralisation ne l’est pas.

Je dirai la même chose au sujet d’une autre objection que je pourrais faire : Weber prétend analyser l’état d’esprit des protestants moyens aux XVIIe et XVIIIe siècle. Mais pour ce faire, des écrits de morale, des recueils de sermon, des livres de piété, c’est à dire des documents rédigés par des pasteurs, des intellectuels, des théologiens. Il reconnaît ne pas s’être servi de la littérature biographique. Peut-on décrire le protestant moyen à partir de cette formulation intellectuelle ? je sais bien que Weber rappelle à juste titre que, à ce moment, la distance entre la foi prêchée et la foi vécue n’était pas du tout aussi considérable qu’aujourd’hui, et que les groupements protestants le contrôle mutuel de la rectitude de la vie était très rigoureux. Weber rappelle aussi qu’il cherche à tracer un modèle sans prétendre que chaque puritain y répondait exactement. Cependant il est un peu plus gênant de décrire un ensemble d’attitudes et un style de vie d’après des témoignages théoriques. Et malgré tout, je ne crois que le résultat atteint par Weber soit inexact. Cer il finit par formuler un état d’esprit global dont on peut dire que les écrits en question sont moins les promoteurs que les reflets et les conséquences. Ces sermons, ces conseils éthiques s’inscrivent dans ce qui est communément admis, et ne sont pas des impulsions vers un nouveau. L’observation suivante confirme cette appréciation : si on place ces recueils dans l’ordre chronologiques on s’aperçoit qu’ils vont dans le même sens, chacun renforçant, durcissant, précisant les tendances des précédents.

  • Ce qui me paraît par contre regrettable, c’est dans l’objet même que Weber s’est assigné, et à l’intérieur de ses limites, l’absence d’un certain nombre de points qui auraient renforcé l’analyse de Weber, mais dont l’élision me gêne.

Tout d’abord Weber ne tient aucun compte du fait que ce lien entre éthique réformée et structure capitaliste a été possible, si la transformation religieuse a eu de tells conséquences socio-économiques, c’est que le tout se situe dans une chrétienté, parce que la société avait été mise en forme par l’Eglise, parce que caque individu (même les opposants) se reconnaissait chrétien, comme un préjugé sociologique évident, pour cela l’ascétisme séculier a pu se développer : s’il a pu quitter les couvents, c’est parce que la société tout entière était conçue comme chrétienne. Weber n’a peut-être pas vu l’importance de ce fait parce qu’écrivant dans l’Allemagne de 1900, il était lui-même situé dans une société de chrétienté. Mais c’est uniquement dans la mesure où il allait de soi que l’on était chrétien, qu’un grand nombre d’individus ont adopté cette éthique, précisément parce qu’elle apportait le moyen d’attester de l’authenticité de sa foi, donc d’avoir une approbation sociale. Et c’est dans la mesure où la structure de la société était celle de la chrétienté, que l’on a pu considérer comme normal que cette éthique s’inscrive dans un comportement économique.

Une seconde lacune concerne spécifique de la théologie de la Réforme. Calvin a tout particulièrement insisté sur la transcendance et sur la distance incommensurable entre l’homme et Dieu. Or, si cette extrême rigueur entraîne une attitude religieuse de renoncement et d’humilité, elle provoque aussi une sorte de rejet de l’homme vers le monde. Au fond, joue inconsciemment le raisonnement suivant : « si je ne peux pas atteindre Dieu, rien savoir de Lui que ce qu’Il révèle, rien rejoindre ’du ciel’, alors je sui rejeté vers la terre. C’est sur la terre que toute mon activité doit s’exercer, c’est la terre qui me concerne ». Sans doute Weber a bien montré l’opposition du tempérament mystique et du tempérament ascétique, mais il aurait mieux appuyé sa démonstration en l’appuyant sur cet aspect de la théologie calvinienne. Manifestement un des « nœuds » de la mentalité calviniste lui a échappé ici. Et c’est dans le même sens que je soulignerai une autre défaillance. Weber n’a pas remarqué que l’une des mutations extrêmes de la Réforme a été la suivante : dans la perspective traditionnelle, les œuvres sont destinées à influencer la décision de Dieu sur notre salut. Dans ma doctrine calvinienne, les œuvres sont faites par ce que la grâce est accordée. Elles viennent après la certitude du salut, comme une conséquence, un prolongement, la réponse à la grâce prévenante. Or, Weber a bien vu que la prédestination n’entraînait pas la passivité : il a longuement essayé de l’expliquer. Mais la véritable explication provient de ce renversement : c’est parce que je suis prédestiné au salut, que je peux agir des œuvres bonnes, et que je dois le faire pour remercier Dieu de son amour. Sur ces deux points, weber aurait pu renforcer sa démonstration, en faisant découler ses conclusions d’autres éléments que le presque unique élément de la prédestination, ce qui lui a été reproché. On a dit en effet que Weber avait eu tord de s’appuyer tellement sur la prédestination qui n’était pas un dogme central de la Réforme.

Enfin un autre aspect considérable, qui n’est pas retenu par Weber, c’est celui de la désacralisation. Si l’activité technique a pu prendre l’essor qu’elle a eu à partir du XVIIIe siècle (et qui a aussi conditionné le développement du capitalisme), c’est parce que la Réforme a désacralisé la nature. Celle-ci n’est plus considérée ni avec les restes du paganisme animiste qui subsiste au Moyen Age, ni avec la conviction qu’elle participe de la nature divine. Une des conséquences de la rigoureuse transcendance de Dieu, est radicalement séparée de Lui. Il n’y a donc aucune attitude sacrée, aucun respect sacré à avoir envers la nature. Celle-ci est une sorte de domaine livré à l’homme pour être exploité. L’homme peut faire ce qu’il veut dans cette nature complètement laïcisée. Nous avons là aussi un renversement de conception décisif qui a préparé la possibilité d’une application sans frein des techniques. Il est très regrettable que pour parachever sa démonstration, Weber n’ait pas explicité cette attitude des protestants. Mais on voit que par ces critiques mêmes nous apportons un appui à la thèse de Weber.

III

Mais la richesse du livre de Weber ne tient pas seulement à l’explication de sa thèse elle-même, sur la relation entre l’esprit du capitalisme et l’éthique protestante. Il soulève aussi des problèmes généraux de sociologie et d’histoire.

  • Il montre implicitement comment, sous cette influence de la Réforme le capitalisme naissait sous une forme individualiste et « libérale » ( au sens économique). Nous avons vu que Weber soutient que la Réforme n’a pas consisté en une libération de l’individu et de la société à l’égard de l’Eglise mais en une substitution d’une forme d’influence de l’Eglise à une autre. En réalité, à l’attitude réglementaire et extérieure de l’Eglise catholique, la Réforme substitue une influence individuelle et intérieure. L’église catholique a essayé de régler la vie économique par la voie juridique, par les décisions des conciles et les interventions des évêques. Ceci aboutissait à une forme institutionnelle de l’action de l’Eglise. La Réforme, sauf avec Calvin à Genève, et quelques autres expériences manquées, a surtout agi sur la conviction. Il n’y a donc pas eu une sorte de système économique conduisant à instituer des formes économiques a priori. Certes il est possible (comme l’a très bien fait Bieler3  ) de tirer des œuvres de Calvin une doctrine économique. Mais elle n’est jamais formulée comme telle, et ce n’est pas elle qui a été systématiquement appliquée. Au contraire, l’influence économique s’est fait sentir à partir de la conviction éthico-religieuse des individus. Les puritains n’obéissaient pas à une pensée économique systématique et globale : ils ont essayé dans leur conduite d’être fidèles à Dieu, et il se trouvait que cette conduite était orientée dans le monde économique. Dès lors la conformité des actions individuelles naissait non pas de la réglementation externe ou d’institutions auxquelles tous se seraient soumis, mais d’une sorte de conformisation spirituelle. Celle-ci gardait évidemment son caractère fortement individualisé : chacun estimait n’agir que pour ses motifs personnels, chacun obéissait à sa conscience, mais en réalité, sans qu’il soit besoin d’une pression extérieure, la pression intérieure de la doctrine crue et reçue pour vraie suffisait pour conduire à des attitudes similaires. Autrement dit, c’est l’addition de conduites individualisées qui aboutit à créer un système économique de type nouveau. On comprend par conséquent, à partir de cette racine religieuse, comment le capitalisme a pris son aspect individualiste. La doctrine du laisser faire et de l’harmonie des lois naturelles est venue bien postérieurement, beaucoup plus pour expliciter ce qui était déjà que pour ordonner une forme nouvelle de l’économie. Ce n’est pas cette doctrine qui a conduit à la structure libérale mais le fait des comportements individuels concordants des protestants agissant dans le monde économique.
  • Un autre problème important soulevé par Weber est celui de la permanence de signification des termes que nous employons. Il est devenu courant de parler du capitalisme romain ou même sumérien ! de parler de « classes sociales » en Grèce, à Rome, au Moyen-Age, etc. sommes--nous certains de l’exactitude de notre vocabulaire ? Sans doute si on désigne par capitalisme la simple accumulation d’argent pour faire des affaires, commerciales ou artisanales, n’importe quoi peut-être appelé capitalisme. Si on désigne par lutte de classe l’opposition des riches et des pauvres, on peut en parler n’importe quand. Mais alors est-ce que cela présente le moindre intérêt d’employer des termes si vagues, si inconsistants ? En fait, ils ne désignent plus rien avec exactitude, et comme en plus ils sont chargés de passion, ils apportent dans une description historique une connotation éthique qui fausse les appréciations. Précisément Weber a essayé fortement de réagir contre cette facilité.

Il a bien montré la spécificité du capitalisme occidental des XVIIIe et XIXe siècle. Il proteste conte l’attitude qui consiste  à «  mettre dans le même sac les façons les plus diverses d’acquérir de l’argent » et aussi contre l’idée que c’est la recherche de l’argent ou le désir d’acquisition qui serait le critère de définition du capitalisme. Le pirate n’est pas un capitaliste ! Weber a montré que l’on ne peut vraiment parler de capitalisme que là où il y a un véritable esprit d’esprit économique. C’est moins le capital en lui-même qui est décisif, que la considération que l’on en a, l’usage que l’on en fait et l’ordonnancement d’une structure économique : «  le problème moyen de l’expansion du capitalisme moderne n’est pas celui de l’origine du capital, c’est celui du développement de l’esprit capitaliste. Partout où celui-ci s’épanouit, il crée son propre capital ; et ses réserves monétaires, ses moyens d’action, mais l’inverse n’est pas vrai » (p.72)[ p.71]. L’esprit capitaliste est celui qui associe une valorisation morale au travail et à l’acquisition de l’argent, qui en fait un style de vie. L’argent n’est pas destiné à la consommation mais devenant une sorte de valeur abstraite et une fin en soi. « L’argent est à ce point considéré comme une fin en soi qu’il apparaît comme entièrement transcendant et absolument irrationnel par rapport au bonheur de l’individu » (p.53)[ p.50]. Autrement dit, on ne peut parler à n’importe quel propos de capitalisme : si on veut faire œuvre utile dans l’étude sociologique, c’est à partir des différences entre les systèmes, et de leurs spécificités, et non pas en procédant à des amalgames ou des identifications grossières. On ne peut savoir ce que le capitalisme, la classe sociale, la nation, l’Etat dans la société actuelle que dans la mesure où on ne prétend pas les identifier à des phénomènes permanents de l’histoire, perceptibles dans toutes les sociétés.

  • C’est dans cette perspective de singularité et relativité des phénomènes sociaux, qu’il faut également situer la grande affirmation que le facteur idéologique et religieux a déterminé le développement et la structure du capitalisme, alors que lui-même n’était pas déterminé par les conditions économiques. Weber attaque sévèrement l’interprétation marxiste : « Parler ici de reflet des conditions matérielles sur la superstructure idéelle serait pur non-sens » (p.81)[ p.77].

Et il montre que des conditions économiques capitalistes réunies à Florence au XIVe siècle n’ont produit ni un système capitaliste ni une idéologie capitaliste, alors que l’esprit capitaliste naît principalement et se développe avant la structure économique : "au milieu des forêts de Pennsylvanie, où les affaires menaçaient de dégénérer en troc par simple manque d’argent, où l’on trouvait à peine trace de grandes entreprises industrielles, où les banques n’en étaient qu’à leurs tout premiers pas ». [p.77]. Mais dans la pensée de Weber il semble qu’il faille distinguer deux niveaux. D’une part en ce qui concerne le phénomène capitaliste, pour lui, indiscutablement l’esprit capitaliste a précédé et a formé les conditions économiques. Mais cela ne veut pas dire qu’il doit en être ainsi chaque fois. Il récuse le marxisme parce qu’il est une interprétation univoque, appliquée mécaniquement en toutes circonstances. Il dit expressément qu’il ne serait pas plus exact de lui substituer une autre interprétation (idéaliste par exemple). Donc ce qu’il constate pour les XVIIe-XIXe siècle occidental ne lui paraît pas généralisable. Ce n’est pas un système d’interprétation qu’il met sur pied. D’autre part, et d’une façon cette fois générale, il affirme la non-dépendance du phénomène religieux par rapport au phénomène économique. Et là encore apparaît une différenciation : le fait religieux fait partie de nombreux faits historiques et d’innombrables circonstances qui ne peuvent s’insérer dans aucune loi économique, ni recevoir aucune explication de cette espèce concourant à la formation d’Eglises, de mouvement de réforme, etc. parmi ces facteurs étroitement mêlés au religieux les conditions politiques lui paraissent beaucoup plus déterminantes que les faits économiques. Sous un autre aspect, il semble à Weber que de toute façon «  les idées religieuses ne se laissent pas déduire tout simplement des conditions économiques ; elles sont précisément les éléments les plus formateurs de la mentalité nationale, elles portent en elles la loi de leur développement et possèdent une force contraignante qui leur est propre ». (p.233). Donc si, d’un coté, de nombreux éléments concourent à la formation du fait religieux, d’un autre coté ces éléments ne peuvent pas en rendre totalement compte, il y a une indépendance généralisable du fait religieux, qui obéit à ses lois spécifiques et qui réciproquement intervient dans le cours des autres phénomènes et les modifie par sa spécificité même- qui plus est, l’idéologie religieuse a une force contraignante pour la vie sociale de l’individu qui ne lui vient de nulle part alliance avec d’autres forces. L’analyse du XVIie – XIXe siècle occidental vient alors confirmer cette vue générale, mais n’en est pas le fondement. Weber a étudié le même phénomène dans plusieurs de ses ouvrages pour le confucianisme, le bouddhisme et le judaïsme.

Enfin, je voudrais indiquer un aspect de cette œuvre qui est peu développé, amis assez provocateur. Il s’agit de la relation entre le capitalisme, l’éthique protestante et la classe sociale. Là encore, Weber récuse l’importance de la classe sociale comme facteur créateur. le calvinisme n’est nullement lié à une classe déterminée. Il y a beaucoup d’artisans et de commerçants, mais plus encore de paysans et, en proportion, de nobles. La doctrine de la Réforme n’a pas exercé une attraction spéciale sur les commerçants. Ce n’est pas l’intérêt commercial qui s’exprime dans cette éthique. Par contre, il est vrai que le calvinisme stimule l’esprit des affaires, donc pousse en avant une classe et l’aide à se former. La diaspora calviniste fut »comme la pépinière de l’économie capitaliste » (p.43)[ p.39] mais il n’y a nulle identité. Le calvinisme a donné aussi naissance à des groupes sociaux, très en marge du mouvement capitaliste, et a maintenu les fortes traditions paysannes. Inversement, « les grands capitalistes » du XVIe siècle, les plus grosses fortunes en Hollande, en Allemagne, en France n’adhèrent pas au calvinisme. Mais aussi ce n’est pas parme les « grands capitalistes » que naît l’esprit du capitalisme. C’est la moyenne bourgeoisie qui est typique de l’alliance de l’éthique capitaliste et de la religion calviniste. C’est là que naît cet esprit du capitalisme : ainsi la classe sociale n’est pas une simple image de sa situation sociale, c’est elle aussi qui forge ses structures économiques et leur idéologie (p.69)[ p.67]. Un même enseignement religieux aboutit à des formes de vie différentes, mais ce n’est pas pour des raisons de classe que l’on adopte cette religion. Il n’y a pas une idéologie de classe et l’idéologie n’aboutit pas forcément à la création de groupes sociaux homogènes. Lorsqu’un groupe social exerçant une activité en développement (« les entrepreneurs du XVIIe siècle) rencontre une éthique modelant la vie et fournissant des motivations profondes, il reçoit une extraordinaire impulsion lorsque cette religion et cette éthique permettent de trouver un style de vie donnant à l’activité économique son maximum de sens et d’efficacité : alors le groupe en question tend à devenir une classe sociale. Il me semble que c’est dans cette perspective que se situe la conception des classes sociales de Weber, qu’il n’explicite pas dans cet ouvrage où l’on trouve seulement les linéaments de ce qui sera développé dans Wirtschaft et Gesellschaft.


 



Màj : 3/10/07 14:43
 
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