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INTIMES REGARDS

 


25/01/05

Emmanuelle Borne

13 janvier 2005

CARTES

“ Tokyoïsmes ”

Photographie Luis Fernandes

Voir Tokyo pour la première fois : être perdue dans ce désordre urbain. 

Apprivoiser la capitale japonaise : s’enfoncer dans la ville, observer et glaner ça et là des éléments de repère pour tenter de comprendre Tokyo et tokyoïtes. Repérer des « tokyoïsmes », rencontrer parfois des contradictions sans chercher à les dénouer et vivre Tokyo.

L’autoroute, manifeste d’une ville disloquée :

À Tokyo, les autoroutes ignorent la ville : montées sur des pylônes, elles se superposent aux bâtiments et nous donnent le vertige. Véritables plaies urbaines, elles s’élèvent si haut qu’elles en deviennent monuments. Accompagnées par les gratte-ciel, elles défient l’apesanteur et narguent notre état de piéton. Autoroutes et tours sont comme un manifeste, celui de la dislocation. « La ville n’est plus dans l’ancrage au sol » nous disent-elles. Le sol n’est pas condition sine qua non à Tokyo, où le risque sismique est toujours présent. La ville se loge partout, elle trouve son espace ailleurs que dans l’ancrage territorial. U-topique au premier regard, Tokyo est en partie a-topique.

La consommation sanctifiée et le temple consommé :

Au sein de la capitale japonaise, l’architecture du lieu de consommation est magnifique, sublime… elle magnifie et sublime ce qu’elle abrite. On se vêtit, on se coupe les cheveux, on achète dans des lieux hors du commun, signés par les plus grands bâtisseurs : Tadao Ando, Toyo Ito, Herzog et De Meuron, Renzo Piano ... Acheter n’est plus un simple acte de consommation, c’est un acte de distinction.

Acheter est une profession de foi… prière. On croit apercevoir une église, en tout cas on voit la croix… on s’approche… pour se tenir devant …« La Chapelle Restaurant Hôtel ». La confusion qui est la nôtre n’est pas la leur. Notre référence a été importée et refaçonnée sans complexe. Ni blasphème, ni plagiat, l’imitation n’est qu’élégance, qui magnifie l’achat et rend hommage à l’objet, à défaut de rendre hommage à la référence.

Superpositions :

Comprendre Tokyo et les tokyoïtes, c’est peut-être d’abord commencer par saisir la superposition comme façon d’être au monde. La superposition se décline à tous les modes, tous les genres, toutes les échelles… de la tenue vestimentaire à la configuration d’un bâti, en passant par les compositions culinaires, l’organisation d’un étalage … La ville d’abord est superpositions infinies : d’enseignes publicitaires, de bâtiments, de routes, d’autoroutes sur les temples ! L’écriture l’est aussi : alphabet latin, syllabaires hiragana et katagana se mêlent aux kanjis, idéogrammes chinois, pour composer une langue qui se lit dans tous les sens. Superpositions temporelles : on mange tout au long de la journée, on dort par intermittence, dans le métro... On ne manquera pas d’être surpris la première fois au regard de tous ces visages aux yeux clos, et gêné par cette intimité propre au sommeil qui s’offre ainsi à nous… pour quelques mois plus tard s’endormir à notre tour sur l’épaule de notre voisin.

Photographie Luis Fernandes

Fétichisme et sacralisation du détail :

L’objet est partout à Tokyo et tout y est objet. Comme cette boutique-cube dans les couloirs du métro qui peut être déplacé au gré de l’affluence. La réification semble l’emporter sur la fonctionnalité. Ainsi ces distributeurs de boissons et de cigarettes qui meublent la ville.

Les tokyoïtes sont fétichistes. Mais ce fétichisme ne se manifeste pas dans la conservation de l’objet. L’objet est remplaçable car sa valeur ne réside pas dans son unicité. Tout objet est pensé en vue de sa démultiplication, il est considéré au pluriel dès sa création, il n’a de sens que dans sa possibilité d’extension.

Tokyo est ville de l’objet et du détail. La démesure même y est mesurée, ornée d’éléments qui lui accordent une échelle humaine. Le détail existe dans cette ville plus qu’ailleurs, comme un lot de consolation pour excuser sa mégalomanie. Le détail et l’objet sont luxe nécessaire, comble du luxe, trivialité faite nécessité, sans scrupules.

“Shopping”:

Expérience inoubliable : la visite d’Odaiba, quartier situé sur les nouvelles polarisations au creux de la baie de Tokyo. Tout y est consacré au divertissement, soit aux centres commerciaux. Car le « shopping » n’est pas à Tokyo un simple acte de consommation mais une véritable activité, au même titre que le sport ou qu’autres activités culturelles.  Acheter n’y est pas question de nécessité : le centre commercial est par définition un espace de loisir. Il y a vie là où il y a malls. Véritables villes dans la ville, on n’y achète pas toujours et on y flâne entre boutiques et étalages souvent pour le simple plaisir des yeux. Pas de frénésie de la consommation. Consommer c’est d’abord déguster… et s’amuser, ensemble.  Le centre commercial est la destination du week-end, il se « pratique » en famille. Véritable espace public, il semble aussi avoir un rôle cathartique, où le « salaryman » évacue la tension accumulée au travail pendant la semaine.

Tokyo sans transition :

Pas de no-man’s land à Tokyo. Les espaces a priori non “ appropriables ” le sont. Ainsi ce terrain de tennis qui surplombe une autoroute ou cet interstice investi par une mini-boutique.

Tout espace semble bon à prendre, toute aspérité peut faire l’objet d’une appropriation. Dans un souci de rentabilité ? Sûrement. Parce que l’ancrage au sol n’est plus déterminant ? Aussi. Parce que la notion de contexte n’est pas de mise à Tokyo ? Là où Paris est expression d’une volonté de composition, où la ville tire sa cohérence des relations établies entre ses parties, Tokyo est ville de l’autonomie. Chaque élément urbain s’y appréhende indépendamment des autres, chacun vaut pour lui-même, existe hic et nunc. On ne sait jamais ce que l’on va rencontrer au détour d’une rue. Rien ne suggère l’espace « à venir ».

On passe d’un pont… à la plage. On foule de nos pieds du bitume puis du sable… sans transition. Telle est Tokyo : espaces superposés, contrastes/ contraires mitoyens. On passe des uns aux autres en quelques pas, en un regard… sans avertissement.

Solitude Tokyoïte :

Sans transition : du métro au centre commercial sans entrer dans la ville, sans avoir quitté la ville non plus. Tout se mêle, s’entremêle. On cherche à démêler, à comprendre ville et habitants. On y arrive un peu à force de lectures, de rencontres, d’apprentissage de la langue… Et pourtant, même si l’on parvient enfin à comprendre les propos, les rires et sourires échangés, quand on décrypte enfin les enseignes publicitaires, quand on sait enfin comment parcourir la ville… il reste une part d’insaisissable. Et cet insaisissable se confond avec la solitude. Dans cette ville qui foisonne, où tout espace est investi, où la foule nous happe sans arrêt… dans cette accumulation d’objets, de gens, la solitude persiste.

Il m’a semblé parfois que cette solitude n’était pas relative à mon statut d’étrangère, de « gaijin ». Il m’a semblé en observant tous ceux qui, si souvent, s’attablent seuls pour dîner, que la solitude elle aussi est « tokyoïsme ». 


 



Màj : 3/10/07 17:27
 
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