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31/05/04 Daniel Surprenant CARTES

Le jeûne comme stratégie politique : De la culture religieuse à la culture politique

Transfert du champs religieux au champs politique

Il semble intéressant de noter que la modernité loin d’effacer mythes et religions s’en inspire, les transforment ou les sécularisent. Ce mécanisme de transfert si on me permet cette métaphore psychanalytique mérite qu’on s’y intéresse car c’est à travers ce processus que leurs fonctions sont pour ainsi dire transfigurées, reconduites retranscrites, dévoyées, manipulées, détournées ou encore déconstruites et reconstruites.

La pratique du jeûne comme stratégie politique en est un bon exemple car il n’est pas de phénomène plus culturel et plus religieux qui trouve dans le monde actuel des applications nouvelles qui loin d’effacer les anciennes leur redonne un nouveau sens, une nouvelle vocation tout en interpellant leur usage passé.

Le jeûne est une stratégie politique universelle qu’on trouve dans toutes les cultures et à toutes les époques. Il est destiné à revendiquer qu’il s’agisse de Ghandi ou de prisonniers politiques ou de droit commun. On parle alors de grève de la faim. Par exemple un des pionniers du mouvement indépendantiste au Québec dans les années 60, M. Chapu, revendiquait l’indépendance du Québec auprès du gouvernement fédéral ou cherchait à récolter des fonds pour sa cause en entamant des grèves de la faim. On pense inévitablement à la stratégie de non violence ou plus près de nous en France aux sans papiers. On pourrait multiplier les exemples.

Le jeûne comme phénomène religieux

Avant d’aller plus loin dans l’analyse, il convient de cerner le phénomène. Qu’est ce que le jeûne ?

On définit le jeûne comme la privation partielle ou complète et volontaire de toute nourriture pendant un certain temps ou encore la période pendant laquelle dure cette période de privation. 1.

C’est à l’origine une pratique religieuse qui consiste dans l’abstention totale ou partielle de nourriture pendant une période déterminée. Il a un caractère rituel et symbolique. Au sens figuré, c’est toute espèce de privation. Il en existe plusieurs types ; jeûne ecclésiastique qui est une pratique de pénitence, le jeûne eucharistique qui consiste à s’abstenir de toute nourriture pendant un temps déterminé avant de communier. Il a au plan religieux un double fondement ascétique et pénitentiel.

Il est important ici de saisir le sens de ce phénomène qui semble aller contre nature et qui est un phénomène culturel par excellence car il s’agit volontairement et consciemment d’aller contre un instinct biologique qui consiste à se nourrir pour survivre. C’est ainsi que le jeûne comme pratique sociale a du sens pour celui qui le pratique par rapport à son groupe ou société d’appartenance. Il constitue un témoignage important du passage à la culture car il s’agissait d’aller justement contre ce qui a été une obsession séculaire, voire animale, la recherche de nourriture. L’esprit doit dominer le corps et non l’inverse.

Les fonctions du jeune

Les fonctions du jeûne au plan religieux sont nombreuses : purification, disciplinarisation et contacts avec les Dieux. Entrer en contact avec le sacré suppose un certain nombre de conditions parmi lesquelles la purification. Cette pratique semble assez universelle ayant ou étant pratiquée aussi chez les Grecs, les Romains, les chrétiens, les Juifs les Musulmans, les Bouddhistes que les Brahmanistes. Les anciens Egyptiens faisaient précéder les sacrifices de périodes de jeûnes pour purifier ceux qui devaient y assister.

Je jeûne a plusieurs fonctions. Il s’agit de nettoyer le corps de ses déchets ou impuretés2. C’est une condition non seulement pour être présentable ou éligible mais une condition technique pour rendre la communication possible, capter la bonne longueur d’onde, capter le bon canal. Pour pouvoir entrer en contact avec les Dieux, il faut purifier ses pensées et sentiments. Cela permet d’avoir accès à des révélations ou d’attirer l’attention d’entités sacrées. C’est aussi une discipline personnelle ou institutionnelle qui vise à imposer au corps la volonté de l’esprit, le refus de lui accorder la primauté mais aussi une façon d’obtenir l’obéissance des adeptes aux principes et règles religieux. Parallèlement, la disciplinarisation des corps prépare celle des esprits comme l’a montré M. Foucault. Il s’agit de discipliner les appétits sensuels pour les soumettre à l’empire de l’esprit. Ce peut être une forme de mortification, d’expiation. de sanction. Jeûner, c’est aussi renoncer à certains sentiments, à certaines pensées qui nous alourdissent3 . Au lieu de toujours vouloir avaler, absorber, accumuler, il faut apprendre par le jeûne à renoncer, à se dégager, s’élever en rejetant par cette pratique ce que nous avons accumulé en nous d’inutile, de laisser de la place pour le divin. Le but serait de créer l’harmonie entre corps et esprit. .. Paradoxalement, il sert aussi à nourrir selon certaines croyances le mental ou d’autres aspects du corps de nature métaphysique. Il peut aussi s’agir de s’acquitter de quelque vœu par dévotion.

Ces jeûnes sont souvent publics, ritualisés et collectifs, c’est-à-dire qu’ils sont pratiqués à un moment donné dans certaines circonstances par une collectivité ou des groupes particuliers (prêtres, disciples, adorateurs d’une divinité soit de manière volontaire mais souvent imposée par la règle sous peine de sanction quand il n’est pas sanction lui-même.

La stratégie du jeûne comme opération de transfert 

Le jeûne reposant sur une stratégie de confusion des registres, un transfert s’opère du champs biologique au champs religieux et de là au champ politique. Au plan biologique, le jeûne a aussi selon certains des vertus thérapeutiques, permettant d’éprouver des sensations nouvelles, se sentir rajeuni, dégagé, vivifié, voire prolonger de manière significative la durée de la vie parfois chez certains animaux, au prix cependant d’une décroissance.

Ce qui est intéressant, c’est de s’interroger sur le transfert du jeûne du champs religieux au champs politique, les deux se recoupant parfois.

Cette stratégie du vide a à première vue quelque chose de paradoxal, voire d’irrationnel. En effet, la sociologie politique démontre que le pouvoir est de nature relationnel et oppose des acteurs en partie autonomes, jouissant d’une certaine marge de liberté en tenant compte des contraintes. La puissance d’un acteur se mesure à l’importance des ressources stratégiques qu’il peut mobiliser. Le but est donc, face à l’adversaire, d’accumuler des ressources, la puissance et de la montrer ou la mettre en scène. Le pouvoir appelle le pouvoir. L’anthropologie a rendu compte du phénomène de Potlatch qui vise justement à montrer cette puissance à travers les banquets. C’est une pratique présente chez certains groupes d’Indiens d’Amérique qui consiste en un don ou destruction à caractère sacré constituant un défi de faire un don équivalent pour le donataire.

Telle personne influente montrera sa puissance par des réceptions fastueuses destinées à montrer symboliquement son pouvoir. Certaines classes dirigeantes le font par des pratiques de gaspillage consistant à surconsommer ou dilapider des ressources pour montrer justement l’importance des ressources dont on elles disposent au point qu’on peut se permettre de dilapider ce qui constituerait pour plusieurs le minimum vital. Dans certaines cultures passées, le dirigeant ou le chef usait de son corps comme objet symbolique de puissance en affichant un embonpoint qui contrastait avec la maigreur de ses sujets tels ces bouddhas sereins et bien enveloppés ou les rois qui se faisaient un devoir de montrer grand appétit. On pourrait aussi dire que c’était en même temps au plan psychologique une manière de lutter contre le stress du pouvoir et se protéger de son environnement, la graisse constituant une sorte de barrière, de couche protectrice. La puissance et la prospérité du pays ou du régime devait s’afficher dans le corps du ou des dirigeants.

Le Jeûne comme phénomène paradoxal de stigmatisation :

Le jeûne apparaît paradoxal car c’est accepter volontairement de s’affaiblir au moment où justement il conviendrait au contraire comme les Sumos de « faire le plein » de puissance avant le combat ou le rapport de force. A la simple vue d’un adversaire nettement plus imposant, le combat est comme psychologiquement perdu d’avance. Dans ces circonstances, le jeûne apparaît plutôt de manière irrationnelle comme un aveu de faiblesse. Il est comme une sorte de stigmate non pas subi mais auto-administré, revendiqué et mis en scène. Goffman4 définit le stigmate comme la situation de l’individu que quelque chose disqualifie et empêche d’être pleinement accepté par la société. Comment expliquer ce paradoxe ?

Le stigmate est un phénomène social pour diverses raisons : d’une part il correspond à la production de catégories par un système social servant à répartir les personnes et les contingents d’attributs qu’il estime ordinaires et naturels chez les membres de ces catégories. Les cadres sociaux dit Goffman établissent les catégories de personnes qu’il est probable d’y rencontrer et nous permettent de gérer l’incertitude que comporte toujours les rapports à autrui. Quand on rencontre quelqu’un, notre premier souci est plus ou moins consciemment de chercher à déterminer à quelle catégorie il appartient ou celle qui lui convient le mieux, bref à trouver son identité sociale, mélange d’attributs personnels et de statut social. Les anticipations sont transformées en attentes normatives, en exigences de sorte que la personne sera contrainte de se comporter conformément aux normes rattachées à cette identité sociale. Par exemple une personne handicapée devra se comporter telle qu’a été définie son identité sociale, voire aux stéréotypes qu’il comporte comme par exemple un afro-américain doit avoir le sens du rythme, l’handicapé a besoin d’aide, un français doit être un fin connaisseur de vin et un bon cuisinier Comme le disait une personne lors d’un colloque « Voltaire a décrété que les Basques étaient un peuple dansant et donc les Basques se sont mis à danser ».

S’inscrire dans une catégorie ou se stigmatiser

La stratégie consiste à volontairement s’inscrire dans une catégorie de stigmatisés, de le revendiquer au lieu de se le voir imposer. Il s’agit non de le feindre mais de l’exposer. En vertu de son approche interactionniste, la relation de type « normaux-stigmatisés » est moins mécanique qu’ on le pense car il y a place pour la stratégie à travers laquelle les acteurs de cette relation cherchent à la gérer dit Goffman. Les « normaux » parfois maladroitement cherchent à ne pas créer un malaise ou éviter une situation embarrassante en feignant de ne pas voir le stigmate, l’ignorer alors que les stigmatisés peuvent chercher par un mécanisme de défense, (humour, provocation, manipulation de l’information) à déconstruire la catégorie qui leur est attribuée ou encore chercher à masquer leur stigmate aux autres, par la dissimulation, le faux-semblant, l’enfermement individuel ou au sein du groupe de stigmatisé auquel il appartient. Dans ce dernier cas, le prix à payer en échange de la protection du groupe face à un environnement jugé hostile ou menaçant est le risque d’être prisonnier de son stigmate.

Par exemple, le RMI qui est à l’origine une catégorie administrative devient une catégorie sociale en vertu de laquelle des cas individuels plus ou moins différents sont amalgamés au point que cette identité sociale sera revendiquée et donnera lieu à l’agrégation de ces individus en groupes pour mieux se défendre socialement et psychologiquement. Le groupe devient une stratégie de défense au prix parfois d’avoir de la difficulté à en sortir, de ne pouvoir se donner ou construire une identité personnelle. Il confère une identité, ce qui vaut mieux que de ne pas en avoir du tout, raison pour laquelle certains ont fini par inventer ou revendiquer l’appellation de « Rmiste », « sans-papiers », ce qui permet de sortir du néant social , d’exister socialement, au moins à l’intérieur de ce groupe qui lui se mobilisera pour une reconnaissance sociale plus globale ou une redéfinition de la catégorie, par exemple les « mal-voyants » au lieu d’aveugles, « mal-entendants » au lieu de sourd ou « itinérant » au lieu de clochard au Québec. On se rappelle que les impressionnistes ont revendiqué une appellation qui à l’origine était une ironie de la critique.

Goffman définit le stigmate comme un attribut qui jette un discrédit profond en termes de relations5 Nous sommes tous à un moment ou un autre stigmatisés en raison de certaines caractéristiques dans une situation donnée. Le stigmate peut être physique mais aussi psychologique ou social.

La stratégie du « sans »

Il existe un point commun entre tous les « sans » (sans-papiers, sans logement, sans-emploi etc) et le phénomène de jeûne politique, s’inscrivant dans un rapport de pouvoir.

On peut se demander si le jeûne est d’abord la stratégie du pauvre, du stigmatisé, du « sans », bref une stratégie du vide et non du plein par opposition au banquet républicain ou Africain. Sans doute ce serait exagéré car ce qui compte c’est moins la cause en soi que la situation de celui qui plaide la cause, l’a prise à son compte, qu’il s’agisse d’une situation personnellement vécue ou à laquelle on s’identifie. Certes, on concédera que certains groupes privilégiés bénéficiant de ressources politiques importantes et variées (argent, appuis, réseaux, moyens matériels, capacités intellectuelles, accès aux média etc) auront peu tendance à user de la grève de la faim car ils n’ont pas à aller jusque là, leur revendications ayant plus de chances d’aboutir par d’autres moyens. On peut aussi penser que cette stratégie ne sera pas envisagée car ne correspondant pas à la culture politique de son groupe. D’autres moyens seront privilégiés. On peut cependant trouver en la matière une sorte de division du travail. Une personne appartenant aux milieux intellectuels les plus prestigieux pourrait apporter à des grévistes de la faim victimes de stigmatisation, son soutien soit en participant lui-même au jeûne, soit en donnant son appui à des « victimes » qui elles vont assumer le jeûne. On a déjà vu au Canada un Sénateur utiliser le jeûne pour faire entendre une cause. Cette stratégie est plus fréquente que la première. En apportant sa caution au jeûne d’un individu ou d’un groupe, il lui confère une certaine importance.

Il y a plus de chances cependant que le jeûne soit une stratégie de dernier recours pour ceux qui s’estiment ou sont les victimes d’un rapport de pouvoir et en ce sens, sans être réservé à une catégorie sociale (il y a sur ce plan aussi des effets de modes qui font qu des stratégies ou pratiques protestataires se diffusent à l’ensemble des catégories sociales), soit plus probable dans certaines catégories que dans d’autres, à savoir les plus marginalisés ou stigmatisés. Le jeûne apparaît en effet comme une stratégie de derniers recours pour ceux qui disposent de peu de ressources politiques en importance ou en quantité pour influencer le pouvoir politique. Ayant épuisé d’autres stratégies plus traditionnelles ou institutionnelles ou n’ayant pas réussi à les obtenir, isolés, sans moyens, il reste une dernière stratégie, se prendre soi-même, sa vie en otage, ce qui n’est pas sans s’apparenter à une menace au suicide. Si le jeûne est la stratégie du pauvre au plan politique, s’il s’applique davantage aux causes désespérées ou qui semblent à un moment donné perdues, bloquées. S’il semble qu’il s’agisse d’une stratégie en bout de continuum en termes d’intensité, cela ne nous dit pas comment opère ce type de stratégie.

L’élargissement des appuis

Disons d’abord que le jeûne est à la fois un phénomène individuel et social comme l’a montré Durkheim pour le suicide. Certes, il y a un individu qui placé dans une situation désespérée, marginalisé socialement décide individuellement d’avoir recours en désespoir de cause à cette stratégie.

Il s’agit néanmoins d’une situation sociale car ce qui a motivé ce geste est une décision ou une situation sur laquelle il a peu ou pas de prise, Lois, règlements, décisions politique, administrative ou juridique. Il a épuisé tous les recours possibles. Il est placé dans une situation où il est de plus en plus stigmatisé.

Son but est ensuite soit de forcer une autorité ou un groupe à prendre une décision ou la modifier si elle lui était défavorable comme par exemple de faire pression sur la patronat ou sur le gouvernement ou un ministre, ou encore de chercher l’appui de « l’opinion publique » , bref d’élargir sa base politique en faisant connaître sa cause et ainsi pouvoir mobiliser des appuis politiques, d’abord sans doute chez ceux qui également stigmatisés, vont s’identifier à sa situation ayant l’impression de vivre une même situation ou d’être victimes d’une même logique (le pouvoir, l’arbitraire, le capitalisme, la discrimination etc) , des mêmes appareils (justice, gouvernement, administrations), d’une même catégorie sociale (les patrons, les fonctionnaires, les élites, des blancs ) ou des mêmes attitudes (stigmatisation, racisme, domination, stéréotypes, pouvoir etc), tous ces éléments étant bien sur intimement liés.

La modification des enjeux

C’est ainsi que partant d’une initiative individuelle, un groupe se constitue qui devient dès lors par le nombre une ressource politique. Comme l’a montré B. Latour6 à propos de la théorie de la traduction de la Gandhi, sociologie des sciences il s’agira ensuite de construire un réseau irréversible et large dont la masse critique permet de développer et varier les ressources dont on dispose.

En réalité, cela peut passer par la modification des enjeux qui ont justifié le recours au jeûne au départ. De la situation spécifique des sans papiers, on peut passer à la critique de tout un système, au problème du partage plus équitable des richesses ou à celui de l’intégration. A contrario, ceux qui sont l’objet de pressions à travers le jeûne auront intérêt à le cantonner dans le champ plus restreint d’actes marginaux, de folie, enfonçant encore plus gravement les « victimes » dans la stigmatisation, bref en cherchant à les isoler de la population en discréditant leur comportement qui justifierait en fait les mesures prises contre elles ces personnes étant asociales, hors de la société.

Il y a le risque également que répondre à une grève de la faim par paradoxalement plus de stigmatisation peut apporter de l’eau au moulin aux partisans de ceux qui font une grève de la faim.

La dramatisation et le changement du cadre de référence

Le jeûne politique n’est pas seulement une stratégie du vide et du faible mais une stratégie qui pour ces dernières raisons use de la dramatisation. Ce qu’on ne peut avoir en surface (appuis) on peut le compenser au début par l’intensité. A titre d’exemple, quand au début la cause semble entendue et les victimes livrées à elles-mêmes, elles peuvent chercher à attirer l’attention du public et des media en cherchant à dramatiser la situation par le jeûne qui est en fait en chantage à la mort. Cela ne veut pas dire que les jeûnants ont l’intention d’aller jusque là mais il existe une incertitude sur cette possibilité. C’est ainsi que en situation de faiblesse apparente, on cherche, ce qui est un paradoxe à transmuter celle-ci en position de force . Au lieu comme un terroriste ou un voleur de banque de chercher à prendre la vie d’un autre en otage, ce qui suscite la réprobation, on se prend soi-même en otage.

V. Dubois7 dans son ouvrage sur le relation administrative au guichet signale que des personnes en situation de forte dépendance face à la CAF, en raison de leur situation sociale, savent en tirer parti dans leur rapport de pouvoir à cette institution. Il parle de tactiques d’apitoiement où les personnes insistent sur la difficulté de leur situation , cherchent à faire glisser l’interaction avec le fonctionnaire représentant de l’autorité sur le registre personnel de l’émotion, se mettant en scène hors cadre administratif , en appelant à la sensibilité des personnes qui les reçoivent. Ils cherchent dit-il à faire resurgir contre leur gré l’individualité du guichetier, bref comme le dirait la théorie de la communication, à changer le cadre de la relation de communication, le cadre de référence. Ces tactiques d’exposition du malheur permettent aux assujettis de prendre le contrôle du déroulement de l’interaction en organisant la confrontation du fonctionnaire guichetier à la détresse humaine , conduisant à une mise en demeure pour ouvrir une brèche dans la façade construite au guichet.

On trouve la même stratégie dans le cas du jeûne. Il s’agit d’imposer au décideur un changement de cadre ou de volontairement les confondre en portant le rapport de force du champ de la revendication au champ proprement humain. Le pouvoir se trouve en difficulté car en mettant en scène sa propre stigmatisation, la faisant passer du champ de l’espace décisionnel à l’espace du corps, on met le décisionnaire en difficulté. Les gens diront que la décision était peut-être légale, logique mais qu’aucun principe ne justifie qu’on aille jusqu’à aboutir à la mort de quelqu’un ou quelques-uns. La logique du décideur se voir imposer ses limites. D’une part, continuer à s’attaquer à quelqu’un qui est par sa propre volonté ou forcé en situation de faiblesse croissante, c’est rencontrer une limite morale ou éthique. Comme le dit l’adage populaire, on ne frappe pas quelqu’un qui est déjà par terre. Gandhi a bien su exploiter cette situation. C’est justement là que la stratégie du vide est en fait une stratégie du plein. C’est un faux vide. Comme l’a noté M. Crozier, c’est bien de disposer de ressources stratégiques mais cela ne sert à rien si on ne sait pas jouer. Il s’agit donc ici de compenser un manque de ressources par une plus grande capacité de les utiliser, d’être meilleur stratège. On trouve des acteurs qui ayant une seule ressource savant par contre en exploiter intelligemment toutes les potentialités. D’autre part mettre en scène par le jeûne sa propre détresse, cela consiste à la rendre visible en la faisant passer du registre psychologique au registre corporel, autrement dit contrairement aux analyses de Gofmann, non point de ruser pour masquer un stigmate socialement imposé mais bien au contraire de chercher à le montrer le plus possible, à faire apparaître le politique qui jusque là avançait voilé. La décision apparaît ainsi aux yeux de tous dans sa dimension politique au sens de pouvoir. C’est le pouvoir et son arbitraire qui sont mis en scène et ce, sans que celui ou ceux qui ont pris la décision puissent avoir un contrôle sur cette mise en scène. Ces derniers perdent l’initiative au plan de la gestion de la symbolique. C’est comme si on disait  « regardez à quoi aboutissent vos décisions ». C’est renvoyer au public l’image du politique froid, distant, technocratique et inhumain coupé des réalité qui ne mesure plus les conséquences de décisions.

Le cadre de communication

Le cadre de la communication est aussi changé car si les gens sont plus ou moins étrangers à la cause défendue, il y a une chose par contre qu’ils partagent avec les ceux qui jeûnent, c’est une commune condition biologique, un instinct de survie, un rapport à la mort et là, une communication est possible, le partage d’une expérience, voire une identification qui interpelle chacun sans qu’il soit besoin de longs discours rappelant chacun à sa condition humaine. Du coup la décision qui a provoqué l’adoption de cette stratégie apparaît bien relative eu égard à l’existence. Qu’est ce qui vaut que la vue d’autrui soit sacrifiée. Il y a là de quoi élargir la base de son soutien. En mettant en scène sur son corps le stigmate imposé par le pouvoir que lui voudrait cantonné dans le champs abstrait de la décision, on exerce par appuis interposés, une pression sur le pouvoir et l’oblige à réfléchir. Il est rare qu’un jeûne aille jusqu’à la mort mais l’éventualité d’être rendu responsable de la mort de personnes , de passer pour un pouvoir insensible, froid et indifférent ne plait à personne dans nos démocraties. Le pouvoir est donc forcé de réagir. On pourrait dire en termes stratégique que le ou les individus qui optent pour le jeûne tentent de contrôler face au pouvoir une zone d’incertitude, à savoir leur propre vie. Comme le disent Crozier et Friedberg8 , aucune zone d’incertitude n’existe en soi. Il en existe de nombreuses à différents niveaux mais le pouvoir d’un individu ou groupe sera d’autant plus important que le contrôle s’exerce sur une zone stratégique pour l’autre. On pourrait dire que face au pouvoir politique, le contrôle de zone d’incertitude est faible pour ceux qui s’estiment les victimes de ce pouvoir. C’est justement cette carence de moyens qui les oblige à cette stratégie de dernier recours. C’est justement là comme nous l’avons dit que s’opère le retournement consistant à changer le cadre ou la situation. Il ne s’agit pas tant de contrôler seulement une zone d’incertitude que d’imposer le choix du terrain, d’imposer la zone d’incertitude qui sera stratégique, à savoir ce qui est en jeu c’est la possible mort d’un ou plusieurs individus. Sur ce plan, c’est au contraire ceux qui pratiquent le jeûne qui peuvent contrôler cette incertitude car il est difficile de leur imposer de stopper le jeûne. La décision est maintenant entre leurs mains. Ils savent rendre leur comportement incertain.

Nous disions également qu’au plan religieux, le jeûne permettait l’existence d’un canal de communication avec les Dieux et pas seulement de rendre possible cette communication par le respect de certaines règles. On pourrait dire la même chose du jeûne politique. Il permet d’ouvrir un canal de communication avec le pouvoir. En effet, ceux qui s’estiment lésés par une décision politico-administrative estiment ne pas avoir fait le poids, n’avoir pas réussi à imposer leur point de vue et s’être vu imposer par diverses instances, une décision froide, technique, juridique et distante. Contrairement à d’autres groupes qui bénéficient de canaux institutionnalisés de communication avec les autorités ou peuvent mobiliser de ressources pour le faire, certains groupes tentent par le jeûne, ses effets de dramatisation et d’identification d’inscrire leur situation à l’agenda politique, de forcer ni plus ni moins, de bousculer l’ordre des priorités de cet agenda. Le jeûne permet de manipuler le facteur temps car en raison des caractéristiques biologiques des être humains, le jeûne apparaît comme une bombe à retardement et plus on avance dans le temps, plus les risques augmentent tout comme la pression exercée sur les autorités. C’est bien là l’effet de la dramatisation des enjeux. Ce qui est également mis en scène, c’est la souffrance imposée par le pouvoir, souffrance qui s’aggrave de jour en jour et qui ajoute quotidiennement à la dramatisation, les jeûnants se posant en victime d’agression d’un pouvoir qui montre sa vraie nature.

Par le jeûne on espère donc créer un canal de communication direct et en temps réel avec le pouvoir, canal qui sinon serait inexistant ou devrait suivre les méandres habituels de la communication politique (procédures, intermédiaires, règles, cheminement institutionnel). Or, me temps l’interdit. Au temps de la décision et de son exécution on oppose un temps biologique. C’est souvent ce qui se passe quand un groupe cherche l’appui de l’opinion publique. Le but est d’ouvrir une fenêtre de communication, de court-circuiter éventuellement les décideurs pour s’adresser à un niveau hiérarchique supérieur, bref à politiser la situation. Cela peut d’autant marcher que dans certains cas, l’opinion internationale peut s’émouvoir. Les autorités ne sont pas insensibles à leur image externe. Par exemple la France qui aime bien cultiver son image de pays des droits de l’homme verrait mal des personnes mourir de faim suite à ses décisions. Qui ne se souvient pas de l’image désastreuse pour le gouvernement Juppé de CRS fortement harnachés délogeant à coups de matraque des sans papiers sans défense d’une église. Ce n’était pas sans évoquer certaines épisodes noirs des guerres de religion . Au plan symbolique, cette opération s’est avérée désastreuse et a dérangé l’opinion. Encore une fois, on ne frappe pas quelqu’un qui est déjà faible, nous dirions, déjà victime. Cela confine à l’acharnement.

Stratégie de retournement et liturgie politique

La stratégie de retournement que nous avons évoqué porte également sur d’autres aspects. Nous avons dit précédemment que le but du jeûne était de se purifier pour pouvoir s’adresser cette fois aux Dieux. C’est une chose de pouvoir établir un canal de communication, c’en est une autre une fois ce canal établi de pouvoir s’adresser à eux. Il y a des règles à respecter pour s’adresser au sacré, d’où l’importance des liturgies, des rituels et des rites C’est un peu la même chose au plan politique. Qu’est ce qu’on fait en jeûnant ?

Les liturgies politiques ont quelque chose à voir avec le sacré, s’agissant de sacraliser un ordre politique qui met en scène son pouvoir et l’impose moins dans l’ordre des discours que celui de l’émotion. Pour C. Rivière9, les rites séculiers ont plusieurs fonctions : renforcer le consensus, intégrer notamment dans les conflits, affirmer les hiérarchies, moraliser, exalter mais aussi légitimer.

C’est à cette fonction que nous allons nous intéresser. Le jeûne joue ici à plusieurs niveaux, individuel et collectif. Se priver volontairement de nourriture c’est nettoyer son corps des impuretés qui pourraient empêcher de communiquer avec les puissances divines. C’est donc se rendre acceptable mais aussi en même rendre acceptables ses demandes. Il y a là comme une opération de blanchiment, de recyclage par laquelle sa cause est rendue acceptable, donc légitime, noble. Que peut-on refuser à celui qui s’impose un tel sacrifice et se conforme aux règles édictées par les Dieux. Quand une ou plusieurs personnes s’imposent le jeûne, elles montrent à ceux dont ils recherchent la décision ou l’appui, la force de leur conviction , la pureté de leurs intentions et anoblissent en fait leur cause. Quelle attitude peut-on avoir face à ceux qui sont prêts à risquer leur vie pour une cause ? Forcément, cela force le respect, peur importe la cause. Si on dit en anglais « What you eat you are » et on pourrait dire que l’inverse est également vrai « Vous êtes ce que vous ne mangez pas ». On connaît bien l’expression « Je ne mange pas de ce pain là ».

La sanctification de l’action et de la cause

Même si la cause est plus ou moins populaire, on ne peut que respecter le courage, la sincérité et l’engagement de ceux qui s’engagent dans cette voie. La force de l’engagement est associée à la sincérité, à la droiture car la ou les personnes mettent leur conviction en acte. On dira « je ne partage pas leur point de vue mais le action mérite respect ». Cet aspect symbolique est aussi une autre dimension du retournement par laquelle la cause est anoblie, nous dirions purifiée du fait que le jeûne lave la cause de toute mauvaise intention, engagement valant sincérité. Le faible en mettant en scène sa faiblesse croissante cherche ainsi à faire augmenter en proportion la légitimité de sa cause. Par un autre effet de retournement, la focalisation se déplace de la cause à l’attitude morale. Ce qui est jugé, c’est la sincérité, l’attitude morale des jeûnants qui eux cherchent à transférer ce type de légitimité sur la cause elle-même. La faiblesse se mue en force. L’effet de ce renversement est de rendre illégitime le pouvoir qui en dernière instance à poussé les faibles au pied du mur. C’est lui qui est frappé d’indignité morale et doit faire la preuve de sa bonne foi. Le pouvoir est moins critiqué sur le fond que la forme. Curieusement, si d’une part les jeûnants méritent le respect pour la force de leur conviction, leur courage, d’autre part le pouvoir voit la sienne critiquée et assimilée à de l’entêtement, de l’obstination, de l’aveuglement car lui ne porte pas les stigmates de la souffrance. Sur ce plan, les jeûnants disposent d’un atour politique que le pouvoir n’a pas. Il y a ici un rapport entre le fond et la forme.

Au plan individuel, l’individu qui accepte de s’imposer le jeûne augmente sa légitimité au sein de son groupe. Comme l’a démontré Mintzberg10, une organisation de type missionnaire a une hiérarchie non pas basée sur les compétences ou le statut administratif, c’est une hiérarchie de conviction. Accepter de porter sur soi la cause de son groupe, c’est marquer son intégration à ce groupe, devenir un modèle, susciter des vocations et dynamiser le groupe. C’est bénéficier d’un certain aura, bref d’un certain prestige et donc d’un certain pouvoir au sein de sa communauté. On a valeur de symbole. On pourrait aussi dire que l’individu, comme c’est le cas pour la mortification dans la religion, éprouve sa foi ou la développe en s’imposant pareille épreuve. Le jeûne, loin de démoraliser le groupe, le renforce dans la justesse de ses convictions et de ses actions. Il est alors difficile aux jeûnants de reculer et de revenir en arrière. C’est ici que les aspects individuels et collectifs se rencontrent. Si l’individu qui s’impose le jeûne renforce par ce geste sa croyance, la sanctifie, il inscrit dans sa chair la situation du groupe et les effets du pouvoir. Il devient à la fois expression, pression et sanctification. La cause se sanctifie auprès du groupe même, le convainquant de la justesse et de la noblesse de sa cause. Inversement, le groupe a besoin des corps des individus pour y inscrire son identité et sa stigmatisation, comme on a besoin des costumes de théâtre pour bien différencier les personnages et faire passer le message.

C’est ainsi que la cause est blanchie, anoblie , bref légitimée. Je jeûne cherche par un effet de retournement à légitimer la cause et délégitimer en même temps le pouvoir, notamment par une action symbolique qui consiste à mettre en scène sa propre stigmatisation ou :mettant en scène une stigmatisation concrète que le pouvoir aurait voulue plus abstraite. Cela permet à la fois de galvaniser la combativité du groupe et d’élargir ses appuis. Cela permet de mieux souder et discipliner le groupe. Quiconque voudrait se désolidariser commettrait un sacrilège. A travers le sacrifice, le groupe communie plus intensément. Plus encore, il accède à une vérité, à une conscience de son engagement, lui confère un nouveau sens révélé par l’état de jeûne, révélation qu’il tente d’élargir à l’échelle sociale, voulant susciter une prise de conscience politique. C’est dans le combat que les protagonistes se révèlent dans leur véritable nature.

Une action paradoxale exigeant des capacités stratégiques

En conclusion, nous dirions que l’étude du jeûne comme stratégie politique est intéressante car c’est une action paradoxale qui se situe au point d’articulation des aspects biologique, symboliques, religieux, psychologique et stratégique., bref ce que M. Mauss a appelé un phénomène social total. C’est une stratégie qui contrairement aux analyses les plus classiques mais en conformité avec l’analyse stratégique, rend possible le renversement d’une situation en cherchant par divers effets de retournement d’ordre symbolique, moral ou communicationnel à changer la faiblesse en force, à en faire une source de pouvoir de sorte que le pouvoir trouve tout d’un coup sa propre force bien encombrante, ou devient une contrainte. On ne tue pas des mouches avec un canon.

Ce type de stratégie repose donc sur la capacité à gérer la relation, le rapport de pouvoir. Il est important cependant de garder à l’esprit que cette stratégie comme d’autres a ses limites et qu’il ne s’agit pas d’une recette infaillible. Il y a le facteur culturel. Que vaut une grève de la faim quand dans une culture donnée la vie a peu d’importance ou si on considère que la mort ou le martyr, comme dans le terrorisme religieux sont une fin souhaitée ou honorable, voire recherchée ? Il y a aussi des limites psychologiques. Si ceux qui acceptent de jeûner ne sont pas capables de tenir physiquement oui moralement le coup, la cause risque d’être décrédibilisée et les convictions s’effriter. Il est vrai que la conviction idéologique pet apporter un soutien Si inversement la conviction au départ ou la cohésion du groupe sont faibles, il y a le risque que les personnes ne puissent tenir le coup longtemps, estimant que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Si la cause rencontre l’hostilité généralisée de la population, il se peut que le jeûne concoure à décrédibiliser davantage la cause. On dira qu’il s’agit d’une bande d’illuminés ou de fous et sans soutien, les jeûnants seront forcés de renoncer ou à aller au suicide comme ce fuit le cas aux Etats-Unis pour certaines sectes religieuses.

Puisque que ce type de stratégie suppose une grande capacité de gestion stratégique de la relation, on pourrait dire qu’un jeûne mal exploité n’aura pas les effets escomptés. Il faut par exemple être capable d’articuler le symbolique, le temps, le discursif et le communicationnel. Il y aussi l’usure normale des stratégies. Trop utilisée à trop de fins, cette stratégie perd de son efficacité et de sa crédibilité. Comme la grève, elle se ritualise, chacun pressentant le déroulement des opérations. Il y a la conjoncture qui peut faire passer le jeûne concernant une cause au second plan ou relativiser cette action de sorte que parfois cette stratégie peut se retourner contre ceux qui l’utilisent, faisant trop apparaître sa dimension tactique. Il y a aussi la cadre politique dans lequel se déroule l’action. Dans un régime totalitaire ou une dictature, le jeûne pourrait amener l’arrestation, voire l’élimination des personnes usant de cette stratégie ou encore éliminer ses effets de retournement en empêchant toute publicité de cette action ou en cherchant à isoler les jeûnants. Comment réagir à un jeûne dont on ne connais pas l’existence ? Dans ce cas, il est difficile de faire jouer le facteur temps. Bien sur, on a déjà vu dans les démocraties, des personnes être amenées de force à l’hôpital se voyant imposer une perfusion mais ce geste a aussi ses limites car c’est une mise en scène où le pouvoir s’acharne à nouveau sur les corps, même s’il prétend agir pour leur bien. Etre alimenté par perfusion n’a rien de comparable avec se nourrir normalement. Il manque toute la dimension psychologique , symbolique et culturelle. C’est une bien pâle substitution. La réponse est ici encore inadéquate. Rien n’empêche d’autres partisans de prendre le relais. Tout dépend aussi de la cause défendue. Le jeûne est pertinent dans certains cas et pas dans d’autres. C’est pourquoi on peut penser empiriquement que ce type de stratégie se rencontre plus dans certaines causes que dans d’autres ou s’y révèle plus efficace. Il faut aussi savoir quand et de quelle manière l’utiliser. Tout dépend aussi de qui l’utilise.

Le passage des Mondes qui a des limites

Donc si le jeûne apparaît comme la stratégie du vide, c’est en fait une stratégie du plein à condition d’être en mesure d’opérer un détournement de sens et de cadre, ce que l’on rencontre dans la situation inverse du banquet où l’abondance et la bombance matérielle sont détournés de leur fonction biologique au profit de la fonction symbolique. C’est ce qui dans les deux cas en fait un phénomène typiquement culturel. Elle a aussi ses limites. Ce phénomène est aussi un bon exemple parmi d’autres de déplacement d’une pratique issue du champ religieux au champs politique. Les analyses de P. Bourdieu pourraient donner à penser que les champs sont en conformité avec une certaine division du travail et de ce fait parfaitement cloisonnés. On pourrait dire même que les rapports entre champs sont un domaine qui reste à approfondir dans la théorie de Bourdivine.. Par exemple la frontière entre le champs religieux et politique est loin d’être claire. On peut se demander qui a intérêt à brouiller ou au contraire entretenir cette frontière. Il existe un jeu de frontières. La sociologie des organisations a montré tout l’arbitraire des frontières et la difficulté de séparer ce qui relève du dehors et du dedans, que des jeux se jouent autour de la délimitation des frontières organisationnelles. Comme l’a démontré Thévenot dans sa théorie des monde (de la justification), ces derniers sont en rapport par l’intermédiaire d’acteurs qui loin de renoncer à leurs intérêts cherchent soit à construire des compromis durables mais des hybrides viables permettant de maintenir un relatif équilibre.

Ce que Thévenot n’a pas analysé c’est que certains acteurs peuvent arriver à faire passer un monde pour un autre ou un peu comme dans le jeu d’échec à deux dimensions d’Elias, parviennent à mobiliser les ressources possédées dans un monde dans un autre. Reste à analyser les conditions sociales, historiques ou politiques de passage d’une pratique d’un monde ou champs à un autre. Le jeûne est à ce titre un cas intéressant car il est l’exemple du passage d’une pratique ayant une fonction religieuse à une fonction politique. Certes, il est des cas où des acteurs du champ religieux peuvent mobiliser et déplacer leurs pratiques directement dans le champ politique. Par exemple des moines bouddhistes peuvent jeûner pour obtenir du gouvernement l’abrogation de mesures qui ne leurs sont pas favorables. On a vu inversement des souverains laïques ou militaires emprunter (il est vrai parfois à l’aide de clercs) au champs religieux des rituels, symboles ou croyances afin de sacraliser leur pouvoir, lui conférer une légitimité religieuse qu’il s’agisse des Pharaons, des Rois du Moyen-Age ou des Républiques laïques. Ce qu’on sait moins c’est comment et à quelles conditions est possible ce transfert de capital. C’est en soi tout un art, tout un apprentissage qui demande sans doute l’intervention d’acteurs traducteurs capable d’opérer ce transfert, à la frontière du champs religieux et politique et qui y ont intérêt dans une situation donnée. Sans doute existe-t-il comme pour les fusées des fenêtres de tirs qui ne sont utilisables qu’à un moment donné.A noter que l’enjeux est aussi d’empêcher le pouvoir de vous laisser passer dans l’autre Monde. Cela reste à étudier.

Toujours est-il que le recours au jeûne dans les sociétés modernes semble curieux car semblant irrationnel par rapport à la culture politique moderne plus apte à favoriser et légitimer le recours à l’expertise. C’est peut-être que le pouvoir garde un caractère anthropologique quoique qu’on fasse et qu’on ne peut jamais effacer l’homme. C’est ce que nous rappelle le jeûne. Comme disait Max Weber, deux types de rationalité s’affrontent : la rationalité des fins et celles des valeurs. Il s’agit plus ou moins consciemment, de transposer une pratique qui tirait son sens du champ religieux au champ politique moderne, ce qui apporte sans doute une autre dimension à la stratégie politique qui de purement instrumentale (du moins au plan idéologique) passe à la fois dans le registre de la conviction et de la légitimité, transgressant en même temps les frontières entre champs ou mondes car le jeûne mobilise justement tous les registres, les transgressent, les mélangent et les mobilisent tout à la fois, à savoir l’ordre du politique, du psychologique, du psychosociologique, du social et du religieux au sens de sacré. C’est ce qui fait que cette apparente stratégie du vide, est une stratégie du plein, voire du trop-plein. Le plein se fait passer pour le vide, suprême stratégie. C’est une guerre des registres, une guerre de miroirs. C’est ce qui fait que le jeûne mérite qu’on s’y attarde. Il est à cheval sur plusieurs univers culturels dans une situation historique donnée, mais c’est aussi un phénomène de transfert culturel au plan historique.

On pensait se trouver face à des gestes désespérés et irrationnels, on se trouve face à des stratèges qui doivent savoir jouer de cette suprême action qui bien sur a ses limites qu’il faut connaître mais qu’on doit savoir utiliser.




Màj : 3/10/07 14:43
 
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