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08/07/04 Daniel Surprenant CARTES

La culture et ses mots : entre théorie et usages politiques

L’altérité culturelle et la régulation sociale

L’évolution des dernières décades sous l’effet de la mondialisation, de l’immigration, de la décolonisation voit s’effondrer le mythe de l’Etat-nation culturellement homogène. L’invention du concept philosophique de citoyenneté permettait de jeter une ombre opaque ou de nier parfois l’existence d’une réalité sociale plus complexe et nuancée au plan des identités. L’idée a longtemps prévalu que la nation était au nom de l’égalité démocratique opposable aux différences, à la fois notion et mode de régulation au sein de nouveaux vastes espaces politiques. On tend à oublier que l’idéologie nationale s’est construite sur cette base, reléguant les différences culturelles au rang d’archaïsme, légitimant une culture au rang de culture nationale, ce qui revenait à les hiérarchiser. Modernité et démocratie semblaient devoir passer par l’homogénéisation de la langue, des mœurs et des idées.

Dans la société post-moderne ou néo-libérale, par une sorte de retour du refoulé ou d’inversion, c’est la différence , l’altérité non sans difficultés, qui sont à l’honneur au plan des valeurs et des identités au nom d’une démocratisation plus qualitative. Cela pose de singuliers mots de tête aux régulateurs de tout poil. C’est dans ce contexte que sont apparus de nouvelles expressions tel que multi culturalité, pluriculturalité, interculturalité, identités culturelles etc

Multi, pluri ou interculturalité : Représentations, idéologies ou concepts théoriques

La sociologie est née d’un besoin de comprendre et maîtriser les effets des changements économiques et sociaux qui avaient bouleversé les anciens repères et certitudes. Il fallait de nouveaux concepts pour affronter le nouveau monde. Ils ne visaient pas seulement à désigner, repérer et comprendre les nouvelles réalités mais à agir sur elles.

On se trouve là au centre d’un des problèmes épistémologique central des sciences sociales, à savoir la possibilité d’étudier un objet dont on fait partie, à savoir la société. Outre les méthodes, ce sont les concepts qui doivent permettre de rompre avec les idées reçues et rendre possible une étude critique. Toutefois, la capacité de comprendre les phénomènes sociaux ouvre en même temps la possibilité d’utiliser ces connaissances dans le cadre des rapports de pouvoir, ce que Touraine1 appelle la lutte pour le contrôle de la culture, de l’historicité. Les sciences sociales s’inscrivent dès lors dans les enjeux sociaux et politiques qui traversent toute société. C’est un paradoxe difficile à résoudre qui fait qu’enjeux scientifiques et sociaux sont intimement mêlés, difficiles à démêler.

Cette questions mérite d’être soulevée concernant les mots visant à désigner, expliquer ou comprendre le phénomène de l’altérité culturelle dans nos sociétés. Les régimes politiques peuvent être vus comme une réponse à ces phénomènes comme par exemple la centralisation Républicaine qui propose pour éviter les effets potentiellement conflictuels de la coexistence des différences, une intégration culturelle forte qui les nie ou a la prétention de les faire disparaître. Le Fédéralisme tente propose une autre réponse au nom de cette même démocratie en tentant de concilier les différences culturelles en en proposant un mode de régulation territorialisé.

Les usages politiques des concepts

Il convient de se demander si dans une telle optique, la construction et l’usage des mots de multi, inter et pluriculturalisme correspondent aussi à des modes de régulations de ces réalités ou à des concepts rigoureux destinés à appréhender ces soi-disant nouvelles réalités ou encore s’ils les créent. S’agit-il de notions construites, des armes stratégiques mobilisées par les acteurs sociaux dans le cadre des luttes sociales ?

Il nous semble que le traitement de la problématique de l’altérité culturelle balance sans cesse entre la science et la philosophie politique. Ce débat a souvent des arrière-plans moralisateurs. Etre pluriculturel c’est être moderne et démocratique et ne pas l’être c’est être conservateur et dépassé. Dans plusieurs pays, ce débat ressemble à celui sur le sexe des anges. On se demande par exemple si la langue est un droit fondamental, Comment concilier droits individuels et collectifs, si le multiculturalisme est une forme avancée de la démocratie post-moderne, si le nationalisme culturel a encore un sens aujourd’hui. On a l’impression de retomber dans les débats de la philosophie politique du siècle des Lumières cherchant à opposer le bien et le mal.

Il ne s’agit pas de nier l’existence et l’importance de ces débats qui soit dit en passant sont assez révélateurs des changements sociaux actuels. Nous voulons juste attirer l’attention sur un autre aspect du problème qui concerne non pas le bien fondé de ces valeurs, mais l’usage stratégique de ces notions. Sommes-nous en présence de concepts ayant une valeur heuristique permettant de comprendre certaines réalités ou sommes-nous en présence de représentations ou de construits idéologiques proposées et développées par certains acteurs collectifs dans un contexte de luttes sociales et politiques ?

Appréhension ou création des réalités culturelles

Nous savons que les mots ont leur importance car ils ne servent pas uniquement à décrire la réalité mais ils la crée disent les cognitivistes tout en occultant d’autres aspects de cette même réalité. M. Douglas2 affirmait que la création d’une catégorie amenait des populations à se lever qui y correspondent et en font une réalité sociale. Peut-on dire la même chose des mots qui désignent les phénomènes d’altérité culturelle ? Rendent-ils compte d’une réalité sociale ou la produisent-elles ? Qui les mobilise ? A quelles fins ? De quelle manière ? Dans quel contexte ? Pourquoi une telle confusion dans les discours ? Qui a intérêt à parler ou pas de multiculturalisme Voilà les questions. Un jour, lors d’un Conférence, un chercheur au ministère de l’Education nationale affirmait de manière contradictoire « Comme sociologue, je sais que la France est multiculturelle mais comme fonctionnaire, je ne peux le dire ».

Il ne fait pas de doutes que les Etats et les groupes sociaux mobilisent et utilisent certaines terminologies à des fins stratégiques. Par exemple certains personnes handicapées ont réussi à modifier le regard porté sur eux en imposant par un travail politique des changements dans les mots servant à les désigner. Changer les mots c’est parfois déjà changer la réalité ou certaines réalités.

Ce phénomène mérite d’être étudié concernant l’inter ou le multiculturalisme en termes sociologiques et politiques car sinon on risque d’être mobilisé dans un débat d’ordre moral qui n’a pas sa place en sciences sociales ou de tomber dans la philosophie politique. . Il faut une approche métaculturelle où la culture politique s’interroge elle-même.


Douglas, M. Ainsi pensent les institutions, Paris, Usher, 1989, 116 p.



Màj : 3/10/07 14:43
 
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