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LINGUISTIQUE, SOCIÉTÉ

 


20/10/04

Daniel Surprenant

10/10/2004
CARTES

Tous en boîte : les cadres culturels de la société française à travers ses métaphores

Illustration originale de Richard Cerf 2004
Illustration originale de Richard Cerf
© Richard Cerf 2004

Comme chacun le sait, les vecteurs de la culture sont nombreux. Elle se diffuse non seulement par l’intermédiaire des pratiques mais aussi de l’imaginaire, du langage, des mots, expressions et métaphores.

Le langage offre une sorte de raccourci qui permet d’aborder , non sans risque, une culture. Il constitue une forme de condensé symbolique qui exprime quelque chose  sur les représentations et les valeurs. 

Dans  la culture française, un exemple m’a toujours intrigué : l’utilisation des formes pour désigner des lieux ou des activités sociales.

En effet, on ne travaille pas dans une entreprise mais « dans une boîte », on ne va pas danser mais « on va en boîte », on ne parle pas de transmission manuelle d’une voiture mais de « boîte de vitesse » et quand on dépasse un véhicule de manière active on « déboîte ». On ne cherche pas à taquiner une personne ou on ne tente pas  de lui faire perdre son sang froid mais on « le met en boîte ». On désigne la voiture du terme de « caisse » ou de « caisse à savon » si elle est vieille. Les personnes occupant des postes d’autorité qu’on appelle « executives » en anglais sont désignés, en France, par le terme vague de « cadres ». On parle également de « cadre de travail » ou de « cadre d’opération » notamment dans l’armée. Quand un bandit s’est fait prendre par la police, il dit dans son argot qu’il « s’est fait coffrer » ou la police dit qu’elle « l’a coffré ».

On dira par exemple : « pour quelle boîte travailles-tu ? », « c’est une boîte de fous » ou encore « il s’est passé ceci ou cela dans la boîte aujourd’hui »  ou « j’ai été viré de ma boîte ». Le soir ou en fin de semaine, on va « danser en boîte », on « drague en boîte », on dit « si on allait en boîte » ou « j’en ai marre d’aller en boîte » à moins que l’on ne se s’extasie devant  « tous ces mecs qu’on trouve en boîte ».  Autrefois on parlait de « boîte de nuit ». A un journaliste qui reprochait à Françoise Sagan son comportement indigne d’une écrivaine célèbre en ces termes, « qu’est ce que vous faites dans ces boîtes de nuit ? », elle lui répondit « et vous, que faites-vous dans ces boîtes de jour ? ».

Dans un autre ordre d’idée, on dira pour une voiture « de quelle marque est ta caisse ? » ou « je tentais de garer ma caisse » ou « est-ce qu’on prend ta caisse ? ».

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le recours à ces termes évoque avant tout la FORME, le CONTENANT plutôt que l’activité ou le contenu. On est dans l’ordre des repères, de la géométrie et de la morphologie. Si l’on reprend les exemples précédents , on peut aussi bien dire « il s’est passé telle chose dans l’entreprise » ou « je travaille pour telle entreprise » ou « j’essaie de te faire marcher », « de quelle marque est ta voiture ? » ou « est-ce que tu as pris ta voiture ? ». Mais la façon « à la française » de s’exprimer rend tout équivalent, elle standardise. Peu importe l’activité ou la fonction dans ce cadre qui finit par être assez uniformisant. Le contenant s’impose au contenu, il est hiérarchiquement plus important, il impose certains schémas opératoires ritualisés.

Il est vrai que toute institution circonscrit un espace, son espace et Simmel accordait une grande influence aux formes dans les rapports sociaux. Pour lui,  l’Homme crée des formes abstraites pour donner sens à sa vie et trouver une identité. C’est ainsi qu’une relation est assurée de perdurer au-delà des actes qui l’ont fondée. L’interaction précède et conditionne l’individualisation des acteurs sociaux. Les formes finissent par acquérir une autonomie qui fait obstacle au désir de liberté des individus. Chaque être cherche donc à détruire et dépasser les formes existantes pour les remplacer par d’autres formes.

Dans le sujet qui nous interresse , la forme semble transcender les lieux, les activités, les fonctions, les acteurs ou les niveaux (micro-macro) . Le passage de l’un à l’autre est devenu possible par l’intermédiaire du cadre. Sans doute le changement, voire la métamorphose sont-ils  rendus possibles ou moins problématiques grace  au passage d’un cadre à un autre. Mais, encore et toujours il s’agit d’un cadre. Ceci nous rappelle ces peuples qui ne peuvent circuler  d’un lieu à un autre, d’une activité à une autre sans passer par un rituel destiné à obtenir la clémence des Dieux qui habitent fleuve, forêt etc. L’espace social semble ainsi segmenté, découpé, ordonné, emboîté. On ne passe pas d’un lieu ou d’un moment  à un autre sans précaution. Dans nos sociétés, l’espace est sans doute organisé différemment, il est plus ouvert mais de tels rituels n’ont pas totalement disparu. Par exemple, quand on entre dans certains lieux on doit respecter des rites.

L’insistance sur les formes permet peut-être de faire des économies de rites.  Les changements d’activité, de rôle, de temps  ou de fonction ne se passent pas n’importe comment mais dans un cadre bien déterminé. L’individu ou le groupe se sent alors rassuré, le cadre, la forme restant communs. Il en est  de même pour le responsable hiérarchique qui reste un « cadre »,  notion assez souple pour s’adapter aux différentes réalités, conserver une identité bien définie quel que soient son niveau, son entreprise, le secteur de son activité ou ses responsabilités professionnelles.

Simmel ne dit pas autre chose quand il affirme que les relations entre les formes procèdent dans un premier temps d’un processus d’agrégation. Toute forme sociale complexe résulte de combinaisons entre des formes sociales plus simples.

Si une voiture n’a rien de commun avec une responsabilité hiérarchique ou une entreprise, on pourrait se dire que le passage de l’un à l’autre serait difficile s’il n’existait pas, grâce aux représentations charriées par le langage, la possibilité de lui donner un dénominateur commun. C’est à notre avis ce qui se passe pour la culture française qui mobilise pour désigner des éléments différents, des métaphores morphologiques. Elles universalisent ce qui diffère et permettent le passage entre paliers et activités différentes.

Quoi que l’on fasse, en France, la nécessité persiste de rester dans un cadre. C’est à travers le langage, que l’ on ressent ce besoin d’insister sur cette notion. Ce qui compte, c’est moins l’action ou l’interaction, comme dans certaines cultures où l’on danse, on utilise sa voiture, on est directeur de ceci, on a été arrêté etc. mais le fait d’agir dans un cadre. Bref, les choses doivent être instituées. Le droit a sans doute joué un rôle non négligeable dans cette affaire. La société française apparaît du coup comme une série de casemates identiques par la forme mais plus ou moins différentes quant à leurs contenus et actions.

Il y a à la fois fragmentation, spécialisation et uniformisation. Hall parlerait d’un rapport spécifique à l’espace, dans la manière de le vivre ou de se le représenter. L’impossibilité de profiter de l’espace ou de la  librerté d’action est présente, en filigrane, à l’image de certaines cultures où une femme ne peut être laissée libre mais doit nécessairement être sous la tutelle de quelqu’un. Pas de place pour l’indéterminé, le vagabondage ou le no man’s land.

On dira à juste titre que toute société a tendance à s’instituer et vouloir quadriller la vie sociale en multipliant les institutions. C’est le cas de l’Etat qui à terme, absorbe la société civile toute entière. Ce serait oublier qu’il y a une sorte de dialectique entre institution et ce qui est hors institution. Le processus n’est jamais achevé parce que, comme le notait Simmel, des formes en remplacent d’autres ou parce que les institutions n’arrivent jamais à absorber complètement le foisonnement de la vie sociale. Cette institutionnalisation de la société française semble assez forte au point d’avoir marqué le langage  et l’utiliser pour imposer la primauté de la forme sur le fond. Que l’on parle de la voiture, de l’entreprise ou de la fonction hiérarchique, de l’entreprise et de la vie privée, ce qui lie ou doit lier, c’est la forme, la morphologie. Leurs contraintes ou leurs caractères familiers autorisent trajectoires et migrations sécurisées. Le passage est possible, si l’on reste « cadré ».

Voilà les réflexions que m’inspire pour le moment l’utilisation de ces métaphores, en France. Sans doute, certains pourront-ils apporter d’autres éclairages et contribuer à mieux comprendre ce phénomène. En revanche, à travers ces métaphores et dans une culture donnée, l’expression permet de déceler les rapports entre institutions et langage, du moins cela semble-t-il être le cas de la France.


[1] G. Ferréol et J.P. Noreck, Introduction à la sociologie, Paris, A. Colin, coll. Cursus, 1996, p 46

[2] G. Ferréol et J.-P. Noreck, op.cit., p 48

BIBLIOGRAPHIE

G. Ferréol et J.P. Noreck, Introduction à la sociologie, A. Colin, coll. Cursus, 1996 p 45 et suiv. : L’individu sous toutes ses facettes : George Simmel.

F. Vandenberghe, La sociologie de Georg Simmel, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2001, 123 p.



Màj : 3/10/07 14:43
 
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