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05/05/04 Said CARTES

L’Europe vue du dehors
Texte traduit de l’allemand par Géraldine ELSCHNE

Te souviens-tu Europe de nos premiers contacts ?

J’avais quinze ans ou quatorze : un adolescent saisi d’une juvénile fureur contre la dictature qui s’était mis en quête de liberté. « Liberté, couleur des hommes » disait Aragon de ce bien précieux que nous cherchions en Europe désormais ; les trompettes de la révolution française sonnaient encore à nos oreilles : « Liberté, égalité, fraternité ! » L’adolescent se mit dons en route en quête de la liberté, en quête de l’Europe. Au début des années soixante, il était dangereux, à Téhéran, sous la dictature du shah, de chercher la liberté. Nous cherchions donc ses traces : des livres. Les œuvres des auteurs iraniens qui parlaient de liberté étaient interdites, eux-mêmes enfermés quand ils vivaient encore et n’avaient pas immigré. Nous cherchions donc des livres d’auteurs européens. Mais les Européens n’avaient pas été épargnés non plus par la censure du dictateur. Nous risquions nous d’être observés par les services secrets, arrêtés même à cause des seuls livres que nous cherchions; sans même savoir ce qu’il fallait chercher. Mais les libraires ambulants de l’université de Téhéran connaissaient leur métier et reconnurent les chercheurs assoiffés – ils risquaient aussi, bien plus gros que nous; c’est à eux que nous dûment nos trésors : Les Justes – Albert Camus, Le Mur – Jean Paul Sartre,
Le Rouge et Le Noir – Stendhal, Les Vivants – Jean Laffite, La Mère – Maxime Gorki, et aussi le Silence de la mer, cette rencontre silencieuse avec l’ennemi, écrit par Vercors dans la France occupée de 41 et publié illégalement.

Nous ne savions rien de ces livres. Mais les libraires à la sauvette – convaincus après de nombreux regards et de brèves paroles que nous n’étions pas des indics – nous les avaient vendus. Et le marchand de Lumières ambulant nous recommandait de bien cacher le livre et après lecture, de le rapporter : il nous le rachèterait. Ainsi l’adolescent rentrait en courant, Camus caché sous sa chemise, supposant tous les services secrets à ses trousses ; n’en connaissait-il pas, qui à cause d’un seul de ces livres, avaient tiré deux ans de prison ? Parvenu chez lui, il aspirait au soir, pouvoir se coucher dans la nuit torride de Téhéran, avec Camus, non, avec l’Europe ; avec la liberté en personne. Puis les poids serrés, il les lut, ses Européens. L’adolescent ne les comprenait pas ; mais il savait que cette Europe, c’est la liberté. Et il aima son Europe.

Ce furent nos premiers contacts Europe !

Des attouchements qui nous éveillèrent – à temps – créant un désir irrésistible et ses conséquences imprévisibles. Car bientôt l’adolescent quitte son pays. Enfin ! dans les bras de l’Europe ! dans le giron de l’Europe ! Plus de censure ! Plus d’interdit ! Le voici en Europe – dans les années soixante. Pour apprendre. La langue d’abord. A peine la maîtrise-t-il un peu, ils se précipitent sur les livres non censurés. Et subit un choc : Albert Camus, que chez lui il n’avait pu dégoter qu’en prenant des risques, après de longues recherches, et que ses amis lui arrachaient des mains, ici gisait muet sur le présentoir des occasions – disponible pour quelques sous – et personne n’y prenait garde.

Quoi ? L’Europe avait-elle oublié ses apôtres de la Liberté ? Refoulés, soldés ? Il ne pouvait le croire, l’étudiant qui, contre tous les conseils de son père, voulait étudier la littérature allemande – il continua à chercher, à chercher son Europe. Il trouvera bientôt consolation. Les révoltes étudiantes s’emparent de lui et le rassurent. Pour lui qui porte encore au cœur l’ombre de la dictature, ce fut la première rencontre avec la liberté, la solidarité, l’amitié. C’était clair désormais : Voici l’Europe, son Europe ! Cette rencontre le marqua à jamais. Il reprit espoir. Et il apprit à mieux connaître l’Europe : ses écrivains surtout qui l’aidèrent à marcher debout, une aide douloureusement nécessaire pour lui et ses amis au cours des années suivantes. Elle lui enseigna autre chose encore, son Europe : que la liberté « est toujours celle de penser autrement ! ».Quand même donc : l’Europe c’est la liberté ! L’adolescent de Téhéran ne s’y était pas trompé. Et l’étudiant jouit de sa liberté, la défendit, main dans la main avec ses amis européens. Que lui importaient les services secrets de son pays qui observaient attentivement le développement du futur exilé ? Seule comptait la liberté. Mais cette liberté justement, et les amis européens, lui montrèrent l’autre visage de l’Europe, un visage laid. Il apprend que les services secrets de son pays ont d’excellentes relations avec « l’Intelligence service », le « Deuxième Bureau », le « Verfassungsschutz » qui fournissent aux collègues de Téhéran informations et délations. Mais ce n’était rien encore. Il apprit aussi que les instruments de torture dont usent les valets du dictateur pour torturer les femmes en les appelant « sales putes européennes », que ces instruments de torture proviennent aussi d’Europe – de son Europe !

Quelle Europe ! Pendant qu’elle accueille dans des cliniques spécialisées ceux de nos torturés qui ont pu s’enfuir, développant de nouveaux procédés pour guérir leurs plaies, elle vend aux bourreaux les instruments : menottes, matraques, gégènes ! D’abord des gaz de combat, puis les masques qui vont avec ; ensuite les blindés renifleurs de gaz, enfin les médicaments. Tu vends tout Europe, et cela te vaut cette maladie à cause de laquelle un jour l’Histoire te déclarera irresponsable.
Europe schizophrène, innocentes amours adolescentes un jour, putain convertible le lendemain ! Non contente de tout vendre, Europe, tu veux tout acheter aussi. Et l’exilé lit dans tes journaux la liste des endroits envahis par tes concitoyens aux poches garnies de monnaies fortes : - le Zimbabwe, pour y jouer au golf – le Pérou pour y trouver des enfants – la Thaïlande, pour consommer de la chair fraîche – l’Inde pour y cueillir des organes. Et stupéfait il constate que les deux tiers du monde, tu les appelles « en voie de développement » pour pouvoir voler partout à leur secours – avec pour effet de les appauvrir toujours plus, et de t’enrichir toujours plus. Et il se demande si cette divergence est la conséquence logique de la liberté. Pourquoi sinon tirerais-tu l’épée quand quelqu’un tente de combler ce fossé par des moyens démocratiques ? Les démocrates n’ont vraiment pas manqué ces dernières décennies, tu les as tous laissés tomber.

Alors que tu ignores notre main tendue, tu cherches celle des assassins qui sollicitent armes et crédits pour précipiter nos pays dans des dettes et une dépendance infinie. Europe, tu nous étouffe dans ta logique économique. A cause de toi, Europe, de notre amour pour toi, nous avons été coupés de notre propre peuple ; parce que nous sommes restés fidèles aux amours de notre jeunesse, pour ne pas nous trahir nous même. Comme quand Frantz fanon, le prophète noir des humiliés, en appela à nous : « ne perdons pas de temps en litanies stériles, en imitations répugnantes. Quittons cette Europe qui ne cesse de parler de l’homme tout en l’exterminant partout où elle le trouve, à tous les coins de rue. L’Europe a pris un rythme si délirant et chaotique qu’elle approche d’abîmes dont il vaut mieux aussi vite que possible s’éloigner ». Nous avons repoussé cette idée qu’il faudrait se passer de l’Europe, convaincu que cette logique politique conduit à l’isolement et favorise un anachronisme historique.

Ainsi nous t’avons – mais nous même aussi – défendue quand l’ayatollah Khomeiny, ce faux messie des moines aux pieds nus, a flétri ta culture, a appelé pornographie, ta liberté. Mais tu nous es tombée sur le dos car ta « presse indépendante » fournit sans le savoir des éléments de preuve aux thèses de Khomeiny ; devenue hystérique elle s’en prit aux Sarrasins. Vraiment, Europe, tu ne fais pas toujours preuve de la tolérance que tu prônes tant ! Et l’exilé, en exil depuis un quart de siècle désormais – chez la liberté, est fatigué Europe. Il est fatigué car il n’est pas de ceux qui t’imite aveuglément pour gommer leur identité ; ni de ceux qui te haïssent au point de nier leur histoire. Il est si fatigué parce que, Europe, tu comprends mieux leur langue que la nôtre. Il est fatigué car tu veux toujours être victorieuse, mais jamais amie. Parce que tu places l’opportunisme au-dessus des convenances et de la fraternité. Seulement sans amour pas de compréhension. Oh, Europe ! Rappelle-toi donc que les croisades sont finies, les papes sont calmés ; il ne faut pas répéter ces erreurs. Ne tire pas l’épée, demande le pain ; car c’est la faim qui détermine la nature de la mort. Et rappelle-toi que pour les consciences il n’y a pas de limites au temps et à l’espace. Et le réfugié vieillissant, devenu un mélange entre-temps de deux mondes, aime et cherche toujours son Europe. Et il espère que cette Europe sera davantage qu’une chimère économique, qu’elle ne se transformera pas en forteresse, mais restera un cadeau pour tous ceux qui cherchent la liberté.

« L’Orient est divin ! L’Occident est divin » A cette phrase de Goethe, le réfugié orientoccidental ajoutera la sienne profane : le no man’s land entre les deux, il est à nous. Nous ne pourrons le fertiliser qu’avec de l’amour.




Màj : 3/10/07 14:43
 
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