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23/07/04 Jean Lagane
université de Provence
CREPCOM
CARTES

Le Japonais contemporain, entre acculturation et japonisation

Fédérer un réseau de chercheurs francophones sur des problématiques communicationnelles autour de la plate-forme Asie Pacifique nécessitait de préciser les caractéristiques de cette discipline, ses valeurs nodales et son périmètre d’action. Cette pensée qui me taraudait l’esprit m’a conduit vers le Japon au cours du mois de mars 2004 afin d’enquêter sur l’essor des Sciences de l’information et de la communication (SIC) dans l’Archipel et de questionner leur typicité. J’appelle de mes vœux des initiatives similaires concernant la Corée du Sud, la Chine et Taiwan. Cette démarche d’imprégnation m’a également permis de saisir le degré d’affiliation avec les modèles étrangers et le processus d’acculturation scientifique (japonisation) à l’œuvre dans ce champ.

Le colloque japonais, l’expérience rare d’un formalisme exacerbé

La participation récente à deux colloques japonais en SIC aux universités de Meïji et Waseda – Tôkyô - m’a permis de mieux me familiariser avec les contours notionnels que revêtent aujourd’hui les SIC au Japon.
J’associerai cette expérience à un travail d’imprégnation ethnographique des usages scientifiques. Le conférencier nippon est tenu d’adopter certains codes d’usage scientifiques très rigoureux. Aucune expression d’individualité vestimentaire ne saurait être tolérée. L’argumentaire oral, strictement minuté, débute par une déclinaison standardisée des qualités et travaux du chercheur et vaut de formule rituelle d’accueil. Tout au long de la démonstration scientifique, le discours reste empreint d’une grande sobriété et très rationnel. Les supports de présentation assistée par ordinateur répondent à une norme éditoriale stricte – véritable livre de style au sein duquel les graphiques et autre schémas ne seront acceptés que s’ils accompagnent la clarté attendue du discours de l’impétrant. Enfin, en guise de clôture de cette énonciation souvent monocorde et à un rythme difficilement intelligible pour les profanes, l’orateur s’incline profondément devant l’assistance qu’il remercie humblement pour sa digne attention. Les échanges qui suivent relèvent d’un parcours initiatique. Tour à tour, les présidents questionnent le jeune orateur mais aucun membre de l’assistance ne saurait l’interrompre sans que son parcours scientifique ne justifie cette initiative. Autant de logiques induites qui assurent la cohésion scientifique des centres de recherche nippons mais laissent perplexe un observateur étranger.
La deuxième partie de mon séjour a été consacrée à l’administration d’une enquête qualitative auprès d’une quinzaine de professeurs et directeurs de laboratoires de recherche publics et privés à partir d’entretiens non-directifs centrés sur le thème de l’essor des SIC et leur perception dans l’Archipel.

La labilité des SIC japonaises

L’équivalent sémantique des Sciences de l’Information et de la Communication le plus proche semblait être le terme de jôhôgaku (information science). Cependant, le flou terminologique qui entoure la notion de SIC porte les stigmates d’une reconnaissance disciplinaire tardive et difficile.
Autre aspect majeur, le découpage tripartite de la discipline – l’analyse des masses médias, l’analyse des pratiques de communication et enfin les problématiques afférentes au traitement et à la modélisation de la communication informatique (orientations sciences de l’ingénieur soit jôhô kôgaku).
Appréhendées de l’extérieur, les SIC japonaises semblent afficher l’image d’une certaine consistance, voire cohérence. Or, quand on les considère du dedans, apparaissent alors des ruptures, des tensions comme l’absence de contact entre les deux blocs scientifiques – celui des sciences de l’ingénieur et des sciences humaines. Peut-être, cela est-il la résultante de l’absence d’un socle basal disciplinaire et normatif. Il semble n’exister qu’un seul et unique dictionnaire encyclopédique des SIC1 publié en 2002.

Des shimbungaku à nos jours

 

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Un bref historique nous rappelle comment les SIC se sont implantées au Japon à travers quatre grandes vagues successives au XXème siècle. En premier lieu, dès les années 20, des approches marxisantes autour des shimbun gaku ont vu le jour – études et réflexions sur le rôle social du développement des médias de masse et surtout de la presse écrite depuis l’ère Meïji. Dans un deuxième temps, l’occupation américaine de 1945 à 1952 a stimulé l’apparition des études de réception à travers l’utilisation de tout un arsenal d’instruments de mesure (sondage, enquête d’opinion, étude d’audience et approche critique sur la publicité). Les deux décennies suivantes ont alors concouru à l’émergence progressive d’une société de la communication. En outre, l’essor de la télévision et de la publicité ont restructuré l’espace public tout en initiant les premières études sociologiques sur l’innovation dans l’Archipel. Enfin, l’ascension fulgurante des nouveaux médias numérisés (1980-90) a annoncé les pressants besoins de collaboration entre partisans des sciences exactes de l’ingénieur (jôhô kôgaku) et sciences humaines et sociales (jôhôgaku) dont les démarches réflexives sur l’impact sociétal de ces nouveaux outils de communication sont devenues de plus en plus prisées.
Il semble arbitraire de vouloir extraire à tout prix certaines approches typiques, voire marginales des chercheurs japonais dans le champ des SIC étant donné qu’aucun thème central (mainstream) ne semble clairement affirmé. Cependant, les approches socioéconomiques sur les problèmes de disparité d’accès aux nouvelles technologies et la fracture numérique, les questions sensibles sur la cybersurveillance (références fréquentes à l’image orwellienne de Big Brother ou au panopticon de Bentham amplifié par Foucauld), l’e-gouvernance et la cyberdémocratie semblent constituer un paradigme porteur. Autre attrait, la prégnance de certains penseurs francophones comme Michel Foucauld, Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze et François Jullien dont les regards portés sur la modernité de nos sociétés contemporaines contrastent avec d’autres auteurs anglo-saxons ou autochtones.

Les cultural studies, une référence incontournable

Une deuxième interrogation concerne la façon dont les Japonais nomment le champ des SIC et quelles théories semblent dominantes aujourd’hui.
Deux grands pôles de préoccupation ressortent à travers les sciences de l’ingénieur et leur très forte application informatique et les modèles des Cultural studies britanniques autour de la notion d’articulation, voire de parenté entre certaines identités culturelles ainsi que les approches culturalistes américaines – impact des études sur les communautés ethniques et les diasporas asiatiques. On notera à nouveau un intérêt croissant pour les études sur les nouveaux médias (médias numérisés, presse en ligne, etc.) tout en précisant que c’est suite à l’occupation américaine que la sociologie des médias a pris pied dans l’Archipel.
Autres créneaux porteurs, l’économie de la communication et l’étude de la mutation de la société industrielle nipponne en une société post-industrielle avec des corollaires sur les rapports au temps (il sera fait mention à ce sujet des chronotopes2 de Mikaïl Bakhtine) et les oppositions société globale versus société locale qui interrogent l’impact sociétal de l’accessibilité croissante des langues et cultures étrangères au Japon.
Enfin, les tribunes scientifiques se passionnent pour les rapprochements entre communication et éducation ainsi que les approches sur l’interactivité homme/machine - le goût endémique pour les cyborg et les robots qui peuplent la création artistique nipponne d’humanoïdes - et l’étude des conséquences de la fracture numérique, etc. L’explosion du marché de l’électronique et des nouveaux médias – notamment des objets portables d’information et de communication comme les ordinateurs portables (pasokon), jeux électroniques (famikon) et les téléphones mobiles (keïtaï) ont initié de nouvelles problématiques dans le champ social. Les chercheurs en communication encouragent par le biais de la sociologie de l’innovation et de l’analyse des néosociostyles la reconnaissance légitime de leur approche scientifique.

L’affiliation, notion pivot de la recherche japonaise

Ce papier questionne également le type de relation que les chercheurs en information et communication japonais entretiennent avec les théories du monde occidental.
La notion d’affiliation sous-tend qu’une relation père-fils s’instaure. La langue japonaise fait appel à l’expression iemoto ( ie-maison et moto – origine d’où l’acception de maître). Cette notion chevaleresque, empreinte de néoconfucianisme, retrace la redevabilité morale du disciple envers son maître. Le philosophe Watsuji Tetsurô, dont l’œuvre maîtresse Fûdo3 - cet idéogramme que transcrivent les idéogrammes du vent et de la terre sera traduit simultanément en tant que milieu, climat, commerce humain ou relation - concerne l’éthique, a recours aux termes de ma ou aïda pour caractériser la japonité quant au sens de l’espace et des relations humaines. Ces termes expriment ce qui existe entre deux choses, deux personnes ou deux faits et qu’une certaine relation lie entre eux et ainsi qu’au locuteur. Aussi, cette notion proche de l’intersubjectivité occidentale peut accompagner la relation entre des écoles de pensée. Qu’il s’agisse d’une école artistique ou de pensée, iemoto, le maître héréditaire persiste. Il importe de transmettre ou de perpétuer des lignées quasi familiales. Un artiste de génie sans continuateurs serait comparable à une fleur unique dont la splendeur serait condamnée à disparaître.
La culture japonaise excelle dans la transmission de formes matricielles, les kata. On retrouve celles-ci dans tous les arts traditionnels nippons, qu’il s’agisse du sadô (l’art du thé), de la poésie waka, la plus ancienne, de l’art des jardins, du théâtre nô ou du kendô (l’art du sabre), méthodes et formes sont régies par une combinatoire de kata qui attestent de l’adoption du principe de iemoto.
Il existe à ce jour chez les chercheurs en communication japonais un engouement pour les théories occidentales et une forte affiliation aux modèles de pensée culturalistes anglo-saxons. L’attrait pour la nouveauté conceptuelle exprime la tendance japonaise surprenante à se « gorger de théories nouvelles » comme les pensées post-modernes et post-structuralistes. Il s’agirait d’une sorte de « copisme » des valeurs étrangères, dénué d’esprit critique et de retour réflexif, attitude que déplorent plusieurs enquêtés. Sans aucun doute, le manque d’exportation des modèles japonais de communication au delà des limites de l’Archipel est conséquent à la complexité de la pensée japonaise et aux pratiques de diffusion scientifiques encore trop ethnocentrées.

Le Japon, en quête de typicité

Peut-on parler d’une originalité thématique des recherches en communication au Japon ?
Premier étonnement, le manque de spécificité avéré des SIC japonaises. A la différence de l’ensemble de ses voisins asiatiques comme la Chine, Taiwan, Singapour et la Corée du Sud, le Japon aborde les technologies de l’information et de la communication en matière de contenu, et non pas uniquement en termes de contenant (infrastructure et développement socioéconomique). L’analyse des usages et les répercussions sociétales de la fracture numérique en cours dans l’Archipel atteste par la même d’un processus de maturation en SIC.
La recherche appliquée a également le vent en poupe comme celle sur les usages du suica – système de titre de transport électronique télédétectable de la compagnie ferroviaire Japan Railways(JR line) mis en place sur la ceinture périphérique de Tôkyô. Si les études ethnographiques ont fleuri ces dernières années sur les usages de l’i-mode et autres dérivés des objets portables d’information et de communication, cette tendance affiche à ce jour un net recul.
Autres spécificités, les études sur des phénomènes de société comme les otaku4, la culture du jeu, du gadget électronique et de la miniaturisation (tamagoshi5) et l’essor des anime6 et manga7. D’aucuns situent l’estampe japonaise et sa technique de stratification des surfaces d’inscriptions visuelles et discursives comme une amorce à la réalisation des futures planches (story-board) de dessins animés, en bref Hokusaï Katsushika précurseur de Walt Disney… !
L’anthropologue Umesao Tadao8 réapparait avec sa théorie –ofuse no riron - qui attribue la valeur de l’information au prestige de son auteur plus qu’à la qualité de son contenu, syndrome de nos sociétés modernes consuméristes. Ce même auteur disserte sur les fonctions digestives de l’information et son « effet cognac », qui en absence de valeur nutritive permet de mieux « digérer » la pénibilité de l’existence

Quand acculturation rime avec japonisation

Si l’influence unanime des théories occidentales prévaut et forme le socle basal des SIC japonaises aujourd’hui, le phénomène de japonisation mis en oeuvre n’échappera à aucun observateur étranger. Je retiendrai, dans le cadre de cette étude, l’inscription disciplinaire en anthropologie culturelle du terme d’acculturation, c’est-à-dire des phénomènes de contacts et d’interpénétration entre civilisations différentes dont la japonisation fournit un exemple. Etudier les processus d’acculturation scientifique entre chercheurs japonais et occidentaux revient à enregistrer les contacts entre ces deux ensembles culturels et des actions et réactions l’un vers l’autre tout en laissant de côté l’analyse des processus de conflit. Au delà de la phase de transfert culturel et scientifique décrite dans les réactions de l’ensemble des répondants, c’est davantage le caractère processuel et continu des échanges et interactions entre les cultures scientifiques à l’œuvre dans l’Archipel qui suscite l’intérêt et induit la « japonisation ».
La combinaison des nouvelles technologies de l’information et de la communication et la culture japonaise de la miniaturisation – épiphénomène de l’hyperdensité que connaît l’Archipel et trait saillant des cultures confucianistes au sein desquelles la précision est élevée au rang de vertu - a donné naissance à des gadgets et des jouets électroniques tels que les tamagoshi, voir supra.
Cette ouverture aux technologies de l’information et de la communication a par la même généré une contre-acculturation à travers l’apparition inquiétante d’une forme de déviance suicidaire adaptée à ces nouveaux médias, le netto shinju. Netto signifie Internet et shinju, double suicide ou suicide collectif. Ce terme est apparu suite à une recrudescence de suicides collectifs au Japon comprenant des individus qui avaient pris contact via Internet et ses forums de discussion.
Les médias de masse n’ont pas échappé au phénomène de l’acculturation. Suite à l’introduction des séries télévisées et autres soap opera anglo-saxons des années 60-70, les Japonais ont par un mécanisme de traduction sociétale et de transformation mis au point des kazoku dorâmâ et hômu dorama – séries télévisés asiatiques qui répondent à une logique néoconfucianniste adaptée aux sociétés industrielles – puis les ont exportées dans toute la sphère asiatique.
En matière de recherche, l’hybridation récente des cultural studies et des études sur la culture japonaise populaire (taishu bunka) a donné naissance à de nouvelles dramaturgies urbaines et à des études sur les nouveaux lieux de sociabilité tokyoïtes9
Enfin, le caractère insulaire japonais a également encouragé l’essor d’une culture de la médiation et du « transportable ». La mer a contribué à accroître les échanges avec les cultures d’ailleurs - l’étranger ayant toujours été dénommé « outre-mer » (gaïjin) - alors que les communications terrestres étaient rendues difficiles en raison d’un environnement souvent hostile aux déplacements humains - relief volcanique, végétation impénétrable, côte morcelée, iles innombrables, etc.
Sur le plan esthétique, l’art des jardins et de la nature, héritage chinois et miroir du cosmos, répond dans sa version nipponne à une logique de la déconstruction de la culture dominante chinoise. Ainsi, après un lent processus d’importation, de réduction du contenu, de dessication et de japonisation, le jardin sec contient en substance tout un refoulé du cosmos.

Le mythe de la singularité

Il convient aujourd’hui de dépasser les stéréotypes de la communication interpersonnelle japonaise ishin-denshin10 – mind to mind communication - qui caractérise aux yeux des Européens le goût pour la réserve et le non-dit de l’ensemble de la nation nipponne. Toute focalisation sur la singularité de la communication japonaise apparaîtrait abusive à un observateur étranger alors qu’aucune episteme ne semble poindre en sciences humaines et que la culture de l’antique Cipango partage tant de traits communs avec ses consœurs asiatiques. D’ores et déjà, les recherches sur la communication des cultures idéographiques dans la lignée des travaux éclairants de Francois Jullien11 et Thierry Marchaisse constituent une fenêtre sur la modernité asiatique. En quête d’un savoir émergent sur les démarches scientifiques autour de la communication asiatique, l’esprit sagace retiendra le credo de Hans Wiesmann12 « dépasser le syndrome de l’auto-référence ».


Bibliographie :
Jôhô kôgaku jiten, Kobunto Shuppan, Tôkyô, 2002.
Jullien François, Thierry Marchaisse, Penser d’un dehors (la Chine), Seuil, 2000.
Jullien François, La grande image n’a pas de forme, Seuil, 2003.
Maturana Humberto, Varela Francesco, Autopoeisis and Cognition : The réalisation of the Living, Boston Studies in the Philosophy of Science, Cohen, Robert S.,W. Wartofsky, eds, vol 42, D. Reidel Publishing Co, 1980.
Todorov Tzvetan, Le principe dialogique, les écrits du cercle Bakhtine, Seuil 1981)
Umesao tadao, Le Japon à l’ère planétaire, Publications orientalistes de France, Paris,1983.
Watsuji Tetsurô, Fûdo, Tôkyô, 1935.
Wiessman Hans, From Horror to Hope : Germany, the Jews and Israel. German Information Centre, New York, 1997.



Màj : 3/10/07 17:29
 
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