Intura.net : les clefs des cultures EUROPE
GÉOGRAPHIE, HISTOIRE, LITTÉRATURE ET POÉSIE, RELIGION, INTIMES REGARDS

 


04/10/04 Julien Goret
01/10/2004
CARTES

Kazimierz 

   A Cracovie, l'ancien quartier Juif s'appelle Kazimierz, du nom du roi qui en 1335 a fait de ce qui était alors un simple village une sorte de zone franche économique. En 1495 la communauté juive y est transférée car chassée du centre ville par la construction de l'université sur sa zone d'implantation traditionnelle, la rue Sainte Anny. Cet endroit a donc une longue histoire, faite de gens ordinaire, de violence et de mythes.

   Elle s'achève quand les nazis mettent en œuvre leur «solution finale» et liquident Kazimierz. L'évènement est avant tout une effroyable tragédie, la mort de dizaines de milliers d'individus. Assassinés ensembles mais chacun tué. Le crime contre un groupe est toujours en pratique un crime contre des individus, dans toute sa réalité sordide faite de regards, de corps, d'attente et de coups. Pas un meurtre de masse, mais une masse de meurtres donc.

 Mais ce jour-là on tue, avec ces êtres humains, la cohérence qu'ils représentaient. Les habitants de Kazimierz développaient une forme singulière de vivre-ensemble, ils n'étaient pas simplement une juxtaposition d'individus. Ainsi, disparaît aussi un monde, une culture. Les institutions sociales cessent alors de fonctionner faute d'individus pour leur donner corps : il n'y a plus personne pour parler yiddish ou pour aller à la synagogue.

   Si des vestiges restent, ils ne sont qu'une coquille vide (ou presque). Ce monde ne devrait pas pouvoir se reconstituer tel quel, ses institutions sociales sont fonction de traditions dont plus personne n'est dépositaire. A peu près toutes les nouvelles manifestations actuelles du monde Juif de Kazimierz ont donc à voir avec la re-création, avec l'artefact. Ainsi plusieurs synagogues sont devenues des musées ou des centres culturels Juifs. Et une forte activité, tout à fait indispensable, se déploie autour de la mémoire de la Shoah d'une part, et de l'histoire de la population disparue d'autre part. Tout concourt donc à ce que le monde Juif absent ait une place importante dans les lieux. L'endroit est par ailleurs peuplé de voyageurs aux diverses motivations: certains se rendent en pèlerinage, c'est le cas de nombreux juifs américains dont les ancêtres ont fui la Pologne et ses pogroms à partir de la fin du dix-neuvième siècle, d'autres accomplissent un devoir de mémoire, par sincère compassion, même s'ils n'ont pas de lien direct avec la communauté juive. Rares sont les véritables touristes, il y a bien sûr des volontaires pour le Schindler's tour, la visite des lieux de tournage du film de Steven Spielberg. Comme à la télé. Histoire de vérifier qu'il y a quelque chose derrière le miroir. Mais en général les gens parlant anglais et portant un appareil photo numérique autour du cou comprennent ce qui se passe ici, et ils sont juste assez nombreux pour nous rappeler que nous ne sommes pas dans un endroit tout à fait ordinaire.

   Des gens vivent ici, Kazimierz n'est pas une vitrine. Les appartements ne sont pas vides et les boutiques encore moins. Qui habite le quartier ? Des polonais. Catholique et pas plus riches qu'ailleurs. Un peu plus peut-être, grâce au tourisme, mais on y trouve les gargotes les moins chères de Cracovie, et le marché est tout ce qu'il y a de plus habituel en Pologne, on discute, on achète. L'endroit vit. Côtoyant cette vie ordinaire on trouve à Kazimierz des endroits étonnants : Galerie d'art naïf, club plus ou moins gothique, et de nombreuses manifestations de ce qui semblerait être un libéralisme diffus, qui tranche avec le conservatisme parfois oppressant de la société polonaise. Les Juifs étaient déjà parmi les composantes les plus libérales de la population polonaise. Et il semblerait que les nouveaux habitants aient repris cette tradition. Il émane une vibration particulière de ce lieu, qu'une description, aussi complète et structurée soit-elle,  ne pourrait rendre.

   Une histoire circule dans le quartier. Il y a environ six cents ans la peste aurait dévasté Cracovie. Or quelqu'un dans la communauté juive prétendait pouvoir arrêter l'épidémie. Il fallait selon cet homme organiser un mariage entre deux infirmes dans un cimetière. Il ne savait plus trop d'où lui venait cette idée, sûrement quelque recette d'un obscur rabbin de village, l'histoire n'en dit pas plus sur ce personnage et ses sources. Mais on suivit son conseil. On réquisitionna sur le cimetière Remu'h, tout le monde fut mis à contribution : on déballa argenterie, broderies, guirlandes, et on commençait à y croire. Il ne manquait plus que les époux. Il fallait deux infirmes: on les prit pauvres de surcroît, car le maître de cérémonie n'était plus tout à fait sûr des consignes du rabbin, et du handicap à la pauvreté, la confusion était toujours possible. Ce furent donc Feivel, homme borgne et bossu, tout à fait indigent, et Rifke, fille sans situation, physiquement elle devait correspondre au profil, mais on ignore en quoi précisément. Tout se déroulait pour le mieux: Une famille de riches marchands avait donné la bague, qui rejoignit l'index calleux de Rifke. Puis on oublia la peste et on fit un vrai mariage mais dans la précipitation, on avait oublié que c'était Shabbat. Et Yavé, offensé, fit trembler la terre. Une fois, deux fois, personne ne semblait y prêter attention, alors il précipita les convives encore tous dansants dans l'abîme.

   Il n'est pas abusif de dire qu'a Kazimierz on danse sur un cimetière. Mais on danse… et il faut imaginer ces infirmes endimanchés, juste pour se faire une idée du sérieux de la chose.  Et c'est un bon endroit pour danser en réalité. 

On ne fait pas de belles attitudes à partir de rien et ici on est gâté car l'horreur condamne à l'ironie ou à la folie. Et l'ironie est créatrice, il en fallait du génie pour monter cette histoire d'infirmes en pleine apocalypse, il en faut de la créativité pour réinventer un monde avec des bouts de ficelle, un peu d'art et du cosmopolitisme, le tout au milieu de ruines que tout suggère. La peste c'est le conformisme. Ici, tout doit être réinventé sous l’œil d'un fantôme. Mais c'est un esprit bienfaisant à mon sens. La fréquentation des ruines d'un monde détruit par le totalitarisme semble pouvoir donner une bonne leçon de scepticisme, et partant, de tolérance.

   Wislawa Syzmborska, poétesse polonaise vivant à Kazimierz (prix Nobel de littérature 1996) est une représentante de cet état d'esprit, elle réinvente sa poésie à chaque page, entre ironie et compassion, et quand on lui demande ce qui la guide, elle répond «je ne sais pas» et c'est proprement cette ignorance qui l'oriente (qu'on m'excuse l'abus de langage, la conscience de l'ignorance n'oriente pas, elle est facteur d'une saine désorientation). La culture sceptique de Syzmborska n'est certainement pas étrangère à sa façon de ressentir les lieux qu'elle habite.

 Mais serons-nous précipités dans l'abîme comme les infortunés convives ? Suspendus dans le vide. Sans assise précise. C'est peut-être déjà le cas, les morts ont laissé un univers à réinventer.

   Kazimierz est pour moi une synthèse de l'Europe, et on peut en être un habitant spirituel, c'est une question de rapport au passé et de regard sur le monde plus que de position géographique. C'est la rencontre d'Auschwitz et du prix Nobel de littérature. Rencontre sur le fil, qui donne naissance à un monde sans repaire, et partant aussi vertigineux que regorgeant de possibilités créatrices. C'est un inconfortable monde possible.


Polish poet Wislawa Szymborska awarded Nobel Prize in literature
Wislawa Syzmborska winner of the 1996 Nobel Prize in Literature
Wislawa Syzmborska biography
Nobel Prize Literature 1996
Wislawa Syzmborska trad. Aaron
et beaucoup d'autres liens à propos de Wislawa Syzmborska



Màj : 3/10/07 14:43
 
Haut de page
Fermer la fenêtre