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16/04/04

Boubacar Boris Diop
journaliste, écrivain

CARTES

« Ah oui ! Les Tutsi du Rwanda ! Ces gens qui utilisent le génocide pour justifier leur propre cruauté. »

Nous sommes en 1998 et celui qui parle ainsi en faisant délicatement tinter des glaçons dans son verre de whisky est un jeune Zurichois patron d’une ONG d’aide au développement. Six ans après cette scène, je n’ai toujours pas compris –ni oublié- l’intense lueur de haine que j’ai surprise dans le regard de Bénédict. Il n’était en fait que le premier de la longue liste des négationnistes que j’ai croisés sur mon chemin ces dernières années. Je me souviens aussi d’un dîner d’après conférence sur le campus de Louvain-La- Neuve. Le professeur qui m’avait invité à son cours n’arrêtait pas de plaisanter sur le « vernis de christianisme » des Rwandais.

Il a nettement moins apprécié le rappel de l’attitude du Vatican pendant l’Holocauste. Nous avons fini par nous envoyer des méchancetés à la figure et furieux, il a ostensiblement rendu à une amie l’exemplaire de Murambi, le livre des ossements (1) qu’elle venait de lui offrir. De la même manière, un éditeur français n’a pu supporter que dans une préface à un ouvrage de Yolande Mukagasana, j’ai associé le nom de François Mitterrand et ceux de quelques fameux génocidaires. Il a refusé de la paraître en dépit des protestations de l’auteur.

Ces expériences n’ont absolument rien d’original. L’Africain qui s’intéresse au génocide rwandais voit constamment les autres lui tendre un miroir sous prétexte de l’inviter à faire face à ses démons. A Yvonne Mutimura-Galinier, réfugiée à l’Hôtel des Mille-colines et dont toute la famille vient d’être assassinée, un officiel français déclare avec mépris : « L’hôtel va être pris, tout le monde va être tué, c’est votre barbarie, c’est votre histoire, assumez votre guerre ».

Un piège si impeccable

La même idée est formulée en termes à peine moins rugueux par François Mitterrand : «  Que peut bien faire la France quand des chefs africains décident de régler leurs problèmes à la machette ? » C’est, déjà, la thèse de la Mission Quilies : "Le Rwanda responsable de sa propre histoire ».

L’implicite de tous ces discours est : « Ils se sont encore entretués et, comme ils en ont l’habitude, ils veulent nous faire porter le chapeau. Nous ne l’accepterons pas. » le piège est si impeccable qu’il disqualifie à l’avance toute analyse des mécanismes politiques qui sont, de toute évidence, à l’origine de l’hécatombe. Ceux qui ont tiré les ficelles, très loin du théâtre des opérations, et leurs complices locaux peuvent dormir tranquilles. Tout effort pour montrer qu’au Rwanda la violence politique de masse est d’origine étrangère sera assimilé à un refus de prendre ses responsabilités.

A partir du constat que la barbarie africaine, on peut relativiser à loisir : impossible de comprendre, autrement la fameuse phrase prêtée à Mitterrand : «  dans ces pays-là, un génocide ce n’est pas important ». Ou celle moins connue de Charles Pasqua lors d’un journal télévisé en juin 1994 : « Monsieur, dit-il en réponse à une question du présentateur, il ne faut pas croire que le caractère horrible de ce qui s’est passé là-bas a la même valeur pour eux et pour nous ». Dans la nuit rwandaise, jean Paul Gouteux rappelle quelques déclarations de Bruno Delaye, conseiller pour les affaires africaines de François Mitterrand pendant le génocide. Interrogé plus tard par Alison des Forges pour le compte de Human Rights Watch, Bruno Delaye déplore les massacres et y va de son petit éclairage sociologique que l’on peut résumer ainsi : «  Les africains sont comme ça ». Et en janvier 1998, au journaliste Patrick de Saint-Exupéry qui s’étonne de l’audience accordée à des ministres du gouvernement de Kigali à un moment où les collines du Rwanda étaient jonchées de centaines de milliers de cadavres, le même homme politique répond avec cynisme : « depuis que je suis ici, j’ai du recevoir 400 assassins et 2000 trafiquants de drogue. Avec l’Afrique, on ne peut pas ne pas se salir les mains ».

Parce que c’est l’Afrique

Il est par ailleurs intéressant de noter que dés qu’il s’agit du Rwanda, le négationniste ne nie jamais rien. Il a au contraire le sentiment tout à fait étrange que plus il en rajoute dans le récit des horreurs, plus il est lui-même innocent. Oui, dans ce pays africain, pendant 3 mois on a tué chaque jour dix mille personnes. Et après ? Cela a eu lieu parce que c’est l’Afrique. Il lui est impossible d’admettre que son gouvernement puisse un jour être pour quelque chose dans une telle histoire.

Le génocide rwandais a de même permis de constater une fois de plus la forte convergence stratégique entre la droite et la gauche sur la politique africaine de la France. A quelques années d’intervalle ; les voix de Dominique de Villepin et de François Mitterrand se font ainsi écho le plus logiquement du monde. Le premier, tout auréolé à l’époque de son juste combat contre la guerre en Irak, a cru devoir se consoler des « terribles génocides qu’a connu le Rwanda ». Et Mitterrand, au cours d’une conférence de presse après le sommet franco-africain de Biarritz lance à un journaliste : « De quel génocide, parlez-vous monsieur ? De celui des Hutus contre les Tutsi ou de celui des Tutsi contre les Hutu ? » Est-il seulement besoin de rappeler qu’un ancien ministre de la coopération se vantait, dans un ouvrage minable et d’ailleurs vite oublié, de raconter « la véritable histoire des génocides rwandais » ? Tout cela a été sobrement résumé par le Secrétaire général de l’ONU de l’époque : « Au Rwanda, disait-il, les Hutus tuent les Tutsi et les Tutsis tuent les Hutu ». Boutros Boutros Ghali dirigera, après avoir quitté New York, l’Organisation internationale de la Francophonie. Défense d’y voir une quelconque relation de cause à effet.

La théorie du double génocide a bien des avantages. Elle permet aux belles âmes de faire semblant de compatir avec les victimes tout en soustrayant le cas particulier du Rwanda aux rigueurs de la morale universelle.

« Nous sommes comme ça »

Les manœuvres destinées à faire porter la responsabilité de l’attentat du 6 avril 1994 à Paul Kagamé procèdent exactement de la même logique. D’abord le fait que l’accusation soit venue de Paris n’étonnera personne. Chaque fois qu’il est question du génocide rwandais, le gouvernement français est montré du doigt par le monde entier. Toutefois, le système de défense imaginé par certains stratèges que l’on croyait tout de même plus astucieux, n’est pas seulement curieux, il est surtout profondément raciste. Il part de la conviction que, quelles que soient les infamies attribuées aujourd’hui à des Africains, elles seront acceptées. C’est la première fois, dans l’histoire de l’humanité, qu’un groupe politique est accusé d’avoir délibérément sacrifié un million des siens pour accéder au pouvoir. Personne n’a pris cela au sérieux et le travail de désinformation s’annonce, comme on l’a bien vu, infiniment plus ardu que prévu. Le Rwanda, ce n’était pas une affaire ordinaire et on n’arrête pas une telle mer de sang avec ses bras. Si on y a trempé d’une façon ou d’une autre, la seule attitude moralement acceptable est de demander pardon aux victimes. Il ne suffit pas de se prétendre le pays des Droits de l’Homme et la fille aînée de l’Eglise. De si nobles ambitions doivent être confirmées par des actes.

Quant à nous, pouvons–nous faire bon usage du génocide pour échapper à la fascination de l’image négative que les autres nous donnent de nous-mêmes? Malheureusement nos pas ne semblent guère nous conduire dans cette voie. La réaction la plus fréquente des intellectuels africains, à propos du génocide et d’autres tragédies africaines, est bizarrement identique à celle de tous les racistes. Elle tient en quelques mots : «  C’est dur à avaler mais nous sommes comme ça ». Et quand on demande : « Que signifie être comme ça » ? Nous sommes « comment » ?, les regards se dérobent et on reçoit pour toute réponse un haussement d’épaules gêné. C’est que l’on est ici à la lisière de l’impensable, dans un lieu où la parole et le silence, effrayés l’un par l’autre, s’évitent soigneusement.

Mélange de honte et de lassitude

Quoi qu’il en soit, pour un continent auquel il est souvent reproché de se défausser sur les autres, l’Afrique pratique au contraire beaucoup l’auto flagellation. Ce serait trop facile d’appeler cela du mépris de soi. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est l’ignorance de nos propres réalités ou une vision déformée de celles-ci qu’il faut mettre en cause. Dans le « village planétaire », ce sont les grands médias internationaux qui décident de ce qui mérite d’être vu, voire de susciter de l’émotion. La tragédie d’avril 1994 a, pour le malheur des rwandais, coïncidé avec la coupe du monde de football aux Etats-Unis. Tout occupé à rendre compte de la compétition sportive, les journaux africains ont relégué le génocide dans un obscur recoin de leurs pages internationales, entre un déraillement de train à Oulan-Bator et on ne sait quelle session de la FAO à Rome. Le résultat est à peine croyable et rien ne peut l’excuser : une « solution  finale » à l’Africaine a eu lieu sous nos yeux et nous n’avons pas su le voir. Le plus grave, c’est que nous ne sommes toujours pas sûrs que l’évènement s’est réellement produit. Cela veut dire : un million d’êtres humains, nos frères de surcroît, morts pour rien.

Et dix ans après le génocide, un mélange de honte et de lassitude empêche l’Afrique de commencer à faire au moins le deuil. Mais au-delà de « l’habitude du malheur » dont parle Beti, il y a peut-être d’autres raisons, bien moins avouables, à notre indifférence. Vues de Paris, les victimes de ce génocide ne sont tout simplement pas du bon coté. Comment attendre des autres qu’ils respectent des morts que l’on n'ose pas pleurer soi-même ? C’est pourquoi lorsqu’en juillet 94, Jean d’Ormesson se rend au Rwanda pour le Figaro, il ne juge même pas nécessaire de jouer la comédie de la douleur. Face aux centaines de milliers de cadavres qui jonchent les rues, l’Académicien un peu sénile frétille d’aise et avertit aimablement ses lecteurs : « Sortez vos mouchoirs : il va y avoir des larmes. Ames sensibles s’abstenir : le sang va couler à flots sous les coups de machette. » Et sans le moindre égard pour les corps encore chauds des victimes, il conclut par ces mots absolument épouvantables : «  ce sont des massacres grandioses dans des paysages sublimes ». En elles-mêmes les petites phrases infâmes de monsieur d’Ormesson n’ont aucune importance. Ce qui mérite en revanche sérieusement réflexion, c’est qu’il ait pu les publier dans un quotidien à grand tirage sans recevoir une seule lettre de protestation. Il y a seulement quelques années, il en aurait été autrement.

La responsabilité de la France. Le maquillage des médias français

L’afro pessimisme, alibi de notre commune veulerie, a libéré du jour au lendemain les racistes de tous leurs complexes. Ce constat effarant, que l’on doit aux cent jours du Rwanda, mérite au moins un sursaut d’orgueil de notre part.

Cependant, les déclarations haineuses de quelques hommes politiques et intellectuels ne doivent pas faire oublier ceci : si l’on excepte les auteurs de la région des grands lacs et Medhi Bâ (Rwanda, un génocide français), la recherche sur le génocide est l’affaire quasi exclusive des chercheurs occidentaux. Parmi eux, beaucoup d’intellectuels français décidés à faire avouer « l’inavouable » à leurs dirigeants. Des associations de la société civile constituées en « Commission d’enquête citoyenne » viennent d’ailleurs de publier leurs conclusions -accablantes- sur les responsables de l’Etat français avant, pendant et après le génocide. Cela n’a, à vrai dire, rien de surprenant.

L’implication de la France dans le génocide rwandais est en effet si récente et spectaculaire qu’il apparaît au fil des ans de plus en plus insensé de la mettre en doute. Elle est établie de manière irréfutable par des témoignages variés et concordants mais aussi par les documents mis à jour par les historiens et les journalistes.

En avril 1998, Jacques Julliard, chroniqueur au Nouvel Observateur écrivait ceci : «  de la même façon se posera un jour, n’en doutons pas, la question de la responsabilité de la France, François Mitterrand étant président de la République, dans le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. La France n’a pas commis le crime mais elle a armé les bras de futurs tueurs qui ne cachaient pas leurs intentions ». On ne saurait être plus clair. Le jour annoncé ne semble plus éloigné. Et les surprises risquent d’être particulièrement douloureuses. Il est par exemple de plus en plus question d’une participation directe des soldats français dans les combats pendant le génocide, à Bisesero notamment, un des rares endroits du Rwanda où les Tutsi ont essayé d’organiser la résistance ; c’est ce que laisse entendre une dépêche de l’Associated Press en date du 26 mars 2004, citant la « Commission d’enquête citoyenne ». Cette effarante découverte va bien plus loin que les suppositions de Julliard.

 

C’est la mort qui continue et non la vie

La démarche de la société civile française ne souffre d’aucune ambiguïté : c’est l’état français qui est incriminé et non le peuple français. Comment ne pas y souscrire ? Nous le savons tous : les gouvernements -surtout les plus puissants- commettent souvent toutes sortes de crimes au nom de leurs citoyens et à l’insu de ceux-ci. L’ignorer, c’est se laisser aveugler par des préjugés malsains, qui sont la source des plus dangereux amalgames. Les atrocités nazies n’ont jamais fait dire à personne que les Européens -ou simplement les Allemands- sont des sauvages.
La même remarque vaut bien évidemment pour les peuples africains. On ne peut leur imputer la responsabilité collective du génocide rwandais. Ce n’est pas la première fois dans l’Histoire que des élites politiques manipulent des populations qui ne demandaient qu’à vivre en paix. Aucune communauté humaine n’a le monopole du cœur. Aucune autre n’a le goût du sang inutilement versé.

Il est donc aberrant de s’en aller répétant à propos du génocide des Tutsi en 1994 : « c’est de notre faute », en ayant l’air de vouloir ajouter que la vie doit continuer. Justement non : à ce compte-là, c’est la mort qui continue et non la vie. Si nous ne pouvons pas dire comment nous sommes et pourquoi nous serions ainsi, il nous sera difficile de faire le plus petit pas hors de l’abîme. Nous nous en montrons incapables et cela témoigne d’une certaine peur de penser librement notre destin. Dans ce sens-là, oui, nous sommes les seuls responsables du million de morts du Rwanda.


1 Boubacar Boris DIOP, Edition Stock, Paris 2000, 228 pages



Màj : 3/10/07 17:15
 
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